Dictionnaire de la non-violence
de Jean-Marie Muller
Editions le Relié Poche – Sagesses
“L'homme qui exerce la violence se trouve généralement non seulement inséré, mais enserré dans des relations de domination et de soumission, de commandement et d'obéissance. C'est le plus souvent en obéissant aux ordres du pouvoir supposé légitime de la collectivité à laquelle il appartient que l'individu commet des actes de violence. Généralement, c'est par discipline que l'homme devient tueur, c'est sur ordre qu'il devient tortionnaire. Pour le sujet obéissant, le commandement universel de la conscience morale “Tu ne tueras point” se trouve nié, effacé par le commandement du pouvoir “Tu tueras”.
De nombreuses expériences ont montré que l'homme était capable d'infliger des violences particulièrement cruelles à d'autres hommes sans défense, sans autre motivation que la soumission au pouvoir. L'obéissance aux injonctions et aux ordres du pouvoir est l'un des facteurs principaux du comportement humain. Parmi toutes les règles sociales intériorisées par l'individu dès son plus jeune âge, le respect du pouvoir tient une place centrale et prépondérante. tout concourt, dans son éducation, à convaincre l'enfant que l'obéissance est un devoir et une vertu et que, par conséquent, la désobéissance est une mauvaise action et une faute. Cependant, ce conditionnement n'est jamais total et, en devenant adulte, l'homme acquiert une relative autonomie personnelle en se donnant certaines règles de conduite en fonction de certains critères éthiques qu'il a lui-même choisis. Mais dès qu'il se trouve incorporé dans une organisation hiérarchisée, son mode de comportement se trouve profondément changé. Il risque alors de perdre l'essentiel de ses acquis personnels: sa vie intellectuelle, morale et spirituelle peuvent subir une régression majeure. L'individu se trouve placé dans une situation de dépendance par rapport aux autres membres de la collectivité et, plus encore, par rapport au(x) chef(s).
Dans la soumission de l'individu au pouvoir il existe une part de contrainte, qui résulte de multiples pressions, et une part de consentement – et il est très difficile de dire qu'elle est la mesure exacte de chacune d'entre elles. La propension de l'individu à la soumission se trouve fortement renforcée par les récompenses qui honorent l'obéissance et les punitions qui sanctionnent la désobéissance.
L'homme exerçant la violence par obéissance au pouvoir prétend généralement qu'il se contente de “faire son devoir”. Il ne veut considérer que la valeur morale indiscutable de cette règle de conduite en s'efforçant d'occulter l'immoralité de ses actes. La valeur morale attribuée à l'obéissance prédomine sur l'immoralité de l'ordre. Le sujet peut alors se convaincre qu'il fait bien d'obéir, même si ce qu'il fait est mal. Et pendant qu'il obéit, il est avant tout préoccupé par le souci d'exécuter comme il faut l'ordre reçu, de manière à satisfaire l'autorité qui lui fit confiance. L'occupation technique tend à effacer chez le sujet obéissant tout préoccupation éthique.
L'obéissance instrumentalise celui qui se soumet aux ordres du pouvoir. Le sujet obéissant s'en remet au pouvoir pour décider de sa conduite et de la légitimité de celle-ci. Pour l'individu soumis, la légitimité de l'ordre donné est fondée sur la légitimité du pouvoir, et la légitimité de l'acte commandé est fondée sur la légitimité de l'ordre. Celui qui obéit, parce qu'il agit sous le couvert du pouvoir, ne se sent pas responsable des conséquences de ses actes. Il en attribue toute la responsabilité au pouvoir lui-même. L'homme est capable de renoncer à tout jugement sur sa propre conduite sous prétexte d'obéir aux ordres de ses supérieurs.
L'homme trouve dans la soumission une certaine sécurité qu'il devrait quitter s'il empruntait les chemins abrupts de la désobéissance ouverte. Tout d'abord, l'obéissance garantit à l'individu de rester intégré au groupe, à la communauté, à la société. Rompre avec le pouvoir, c'est s'exclure soi-même de la collectivité dans laquelle on trouve les moyens de vivre dans un relatif confort; refuser d'obéir, c'est s'exposer sûrement à subir tous les désagréments de l'ex-communication et de l'exclusion. Ensuite et surtout, en se soumettant au pouvoir, l’individu a le sentiment d'être protégé par lui. Plus que cela, il a en quelque sorte le sentiment de participer lui-même au pouvoir seul, abandonné, faible, impuissant, du moins jusqu'à ce que le pouvoir soit défait, ce qui peut demander beaucoup de temps. Et nul n'a l'assurance de survivre au pouvoir qu'il conteste et qui s'apprête à le briser. Cependant, au regard de l'exigence morale, il ne peut y avoir aucun doute: lorsqu'il y a conflit entre l'exigence de la conscience et l'obligation du commandement, l'individu doit refuser d'obéir. Ce n'est pas l'obéissance qui est la vertu cardinale du citoyen, mais la responsabilité. Il se peut que la responsabilité l'invite à l'obéissance, mais il se peut également qu'elle lu demande de désobéir. L'objection de conscience est alors la seule voie qui permet à l'individu de préserver son autonomie, sa responsabilité, sa liberté et sa dignité.”
“La vie de l'homme est un grand mystère, mais sa mort est un mystère encore plus grand. L'avoir-à-mourir de l'homme structure le temps de son existence. L'homme vit chaque instant “à l'article de la mort”. La mortalité de l'homme exprime sa finitude, sa fragilité, sa vulnérabilité. Mais c'est essentiellement en tant qu'être-pour-soi que l'homme est un être fini. La relation à l'autre homme vient briser cette finitude.
La mortalité des hommes devrait leur faire prendre conscience de leur fraternité. Parce qu'ils sont des êtres mortels, les hommes devraient éprouver les uns envers les autres une compassion existentielle qui les unisse dans une profonde solidarité. Mais, au lieu de cela, ils se préoccupent avant tout de survivre et rivalisent les uns contre les autres dans d'incessantes batailles meurtrières. Ainsi, le risque de la mort, au lieu d'engendrer parmi les hommes des sentiments fraternels, suscite au contraire chez eux des désirs fratricides.
Au plus profond de lui-même, l'homme connaît la peur, la peur de l'autre homme, surtout de l'homme autre, cet inconnu, cet étranger, cet indésirable, cet intrus qu'il considère porteur de menaces et de dangers. La peur de l'homme s'enracine toujours dans la crainte de mourir. Dès lors, nous considérons l'autre comme un ennemi auquel nous prêtons l'intention de nous faire du mal et, peut-être, de nous faire mourir. Nous appréhendons la rencontre avec l'autre homme en le considérant comme notre meurtrier potentiel, quand bien même il ne manifeste aucune hostilité à notre égard. La peur crée le danger plus souvent que le danger ne crée la peur.
Dans les différentes traditions philosophiques, la vertu de l'homme fort capable de surmonter sa peur face aux dangers, aux souffrances et à la mort, c'est le courage. Depuis toujours, nous sommes habitués à penser que l'homme courageux est d'abord celui qui surmonte sa peur pour prendre le risque de mourir en recourant à la violence pour la défense d'une cause juste. La célébration de la guerre honore le courage du soldat qui ne craint point de défier la mort sur les champs de bataille pour la défense de la patrie. Mais, en réalité, le pari de celui qui décide d'employer la violence, n'est-il pas de tuer avant d'être tué? L'homme qui choisit la violence ne peut pas ne pas savoir qu'il prend le risque d'être tué. Avant d'agir, il peut calculer au mieux ce risque, mais, dans le “feu de l'action”, il s'efforce de ne plus y penser. Tout entier préoccupé par la volonté de tuer, il veut se convaincre qu'il sortira vainqueur de sa lutte à mort avec son adversaire. Ainsi, pour l'homme qui choisit la violence, le risque d'être tué se trouve occulté par son espoir de vaincre. Certes, ce risque existe réellement, puisqu'il s'agit d'affronter un adversaire qui est tout aussi déterminé à tuer pour ne pas mourir et tout aussi certain de vaincre, mais chacun feint de l'ignorer.
L'homme tue, non seulement parce qu'il ne veut pas être tué, mais parce qu'il ne veut pas mourir: il tue pour vaincre la mort. En définitive, ce qui, pour l'homme, nécessite et justifie la violence, c'est qu'elle lui apparaît comme l'unique moyen de se protéger contre la mort. L'autre incarne la menace de mort qui pèse sur nous. Ainsi nous entretenons l'illusion d'échapper à la mort en le tuant.
L'homme qui choisit la non-violence a pleinement conscience qu'en refusant de tuer, il prend le risque d'être tué; il affronte directement le risque de mourir sans qu'il lui soit possible de recourir à un faux-fuyant. Lui aussi connaît la peur de la mort – comment pourrait-il en être autrement? –, mais en décidant de faire l'option de la non-violence, il a choisi de lui faire face et de tenter de la surmonter sans tricher. Seul celui qui apprivoise la peur de mourir peut prendre le risque d'être tué sans menacer de tuer. En devenant libre à l'égard de la mort, l'homme devient libre à l'égard de la violence; en maîtrisant l'angoisse de la mort, il acquiert la liberté de la non-violence. Désarmé, celui qui choisit la non-violence n'a d'autre protection que sa propre vulnérabilité. L'éthique de la non-violence est une éthique du risque. Cette acceptation de la mort n'est pas une résignation. Tout au contraire, seul celui qui refuse de tuer, proteste effectivement contre la mort.
Du point de vue éthique, la valeur de la vie humaine n'est pas la valeur suprême de l'existence. La valeur de la dignité spirituelle de l'homme est une valeur supérieure à celle de la vie. Il en résulte que je peux être amené à prendre le risque de perdre la vie par respect pour ma dignité, ou par respect pour la dignité de l'autre homme.
La tragédie de l'homme, ce n'est pas d'être mortel, mais de devenir meurtrier. Pour le sage, la volonté de ne pas tuer devient plus forte que la volonté de ne pas mourir, la crainte de tuer prévaut sur la peur de mourir. La transcendance de l'homme, c'est la possibilité de prendre le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que de prendre le risque de tuer pour ne pas mourir.”
Dans la Bible, Job, le serviteur modèle de Dieu, finit par tout perdre, jusque à sa santé. Assis sur un tas de fumier, ne comprenant pas pourquoi Dieu le traite de cette façon, il interpelle Dieu dans une longue plainte qu'il conclut par le souhait de ne jamais avoir été né. C'est que Job a peur. Il a peur de la menace que tout peut arriver dans la vie, absolument tout, à lui, à ses enfants, à son épouse, et au monde entier et que même une obéissance la plus totale aux ordres de Dieu ne peut être une garantie contre cette réalité. Le monde de Job s'écroule lorsqu'il se rend compte que son enclos érigé sur une croyance dogmatique et enfantine en une justice divine purement comptable, n'était qu'une illusion et qu'en fait même lui, Job l'exemplaire, est soumis, quoi qu'il fasse, à la menace de la vie et de ses possibles. Dieu finit par “répondre” à Job - réponse entre guillemets car Dieu se borne à rappeler que Job ne fait “que” partie de la Création, mais que de ce fait, il y participe aussi, qu'il y est aussi en tant que créateur quoiqu'il lui arrive. Prenant conscience de cela, Job en arrive à un état de conscience religieuse nouvelle, plus “élevée”, plus “adulte”. Il en arrive à toucher la grâce.
Après avoir failli perdre un fils deux fois du fait de maladies, Marion Muller-Collard rejoint Job sur son tas de fumier. C'est qu'elle se rend compte à son tour que son enclos “Dieu comptable et justicier” n'était qu'une illusion…
Dans ce court livre, elle raconte son chemin et sa marche en direction d'une manière d'“intégrer la menace pour sortir de la plainte et s'acheminer vers une foi qui ne revêt plus les archaïsmes du dogme, mais la majesté de la grâce.”
Ci-dessous, les dernière pages…
Je la connais et je la reconnais, la plainte qui déferle parfois sur nos vies – je sais ce que tanguer veut dire, perdre pied.
Je sais les filets d'inertie que la plainte jette sur les meilleures volontés, son pouvoir d'opacité qui éloigne tout sourire et toute main tendue. Je sais la malédiction sociale qu'elle abat sur nos vies, et il faut des prophètes pour vous deviner vivants sous les décombres. Ou d'autres qui ont plongé avant vous et connaissent aussi l'effort démesuré qu'on paie pour rejoindre la rive des terres habitées.
J'entends encore son roulis tout près de moi, parfois comme un vacarme, parfois comme un son plus lointain. Je sais qu'elle gronde toujours près d'un frère humain.
Il n'y a pas de formation universitaire qui prépare à la plainte, pas de recette pour la contrer. Seulement la vie brute comme un bain d'eau glacée, la descente spéléologique de nos propres profondeurs, l'avancée à la lanterne dans nos souterrains intimes. Le secret enfoui de nos malentendus qu'aucune sévérité ne saura mater. La tendresse qu'il faut se donner à soi-même pour pouvoir, ensuite, la donner à d'autres.
“Je ne juge personne”, dit Jésus, parce qu'il sait combien profondes sont nos ténèbres et terrifiante cette vie crue à laquelle nous sommes nés. Il sait aussi que nous avons plus d'aptitudes à consolider nos malheurs qu'à les consoler. Il sait que les enclos fermés de nos systèmes nous projettent plus loin dans nos enfers que le malheur lui-même, que nous sommes la seule espèce vivante qui double sa peine à se sentir maudit en plus d'être malade. Il sait –et n'est-il pas d'ailleurs venu pour cela? – que les significations perverses que nous donnerons aux événements nous feront plonger en désespoir plus sûrement que les événements eux-mêmes. Il sait notre faculté à nous mettre au ban, à ployer sous le regard imaginaire d'un Dieu totalitaire. Il connaît nos incompréhensibles relents de religiosité, nos compréhension pathétiquement binaire et notre quête folle d'un coupable.
Une nuit d'angoisse, le sommeil haché en petites séquences qui ne prodiguent aucun repos, je fis un rêve très bref auquel je repense souvent.
Je marchais sur le chemin d'accès à notre maison, je voulais rentrer chez moi et devant moi marchait un homme que je savait être le Christ. Dans mon rêve comme dans la réalité, le chemin était pentu et difficile. Je le gravissais dans l'ombre, essoufflée, anxieuse. Après le virage en épingle qui coupe le raidillon, je dérapai dans un pierrier. Je n'avais pas la force de lutter. Tout juste celle de plaquer mon corps contre la pente pour réprimer l'amorce de ma chute. Le Christ, que je n'avais vu jusqu'alors que de dos, se retourna. Je lui tendis la main et il rebroussa chemin pour venir jusqu'à moi. Il m'empoigna par mon vêtement qu'il noua dans une torsion du poignet. Il me hissa sur le chemin et mes pieds retrouvèrent une fiable adhérence avec le sol. Il me regarda profondément avant de lâcher mon vêtement et de reprendre sa route.
Si je dis que son regard était sévère, on croira qu'il était dur. Si je dis qu'il était amour, on croira qu'il était mielleux.
C'était un regard d'amour sévère. Un regard d'une tendre sévérité. Plus sûrement que son geste, c'est ce regard qui me remit debout. Et ces paroles que j'entendis sans qu'il ouvre pourtant la bouche:
– Je peux te sortir de là aussi souvent qu'il le faudra. Mais ce que je crois, c'est que toi, tu peux ne pas y aller.
Sur mon chemin de Damas, le Christ me demandait: “Pourquoi te persécutes-tu?” C'est finalement exactement la même question qu'il posa à Paul. Dieu et nous avons un immense intérêt commun: la préservation des terres habitables et habitées. En les quittant, nous nous persécutons et nous le persécutons. Lorsque la plainte nous emporte, lorsque, de rage, il nous prend l'envie de réveiller Léviathan, Dieu est celui qui tend la main en disant: “Ca suffit!” Dieu-Shaddaï.
J'ai peur, souvent. L'angoisse n'est pas seulement un mauvais souvenir, elle est une vieille sorcière à qui j'ai malgré moi signé un bain emphytéotique. Je lui laisse le placard à balais et je tâche de lui fixer quelques limites. Elle est mon petit Léviathan domestique, seulement muselée, encore bavarde.
J'ai renoncé à l'insouciance et, certaines nuits difficiles où j'appelle l'aube de tous mes vœux, je pense à mon vieux frère Job. Je fais mien le credo qu'Andrée Chedid met dans la bouche de sa femme:
“Les souffrances vécues, les événements tragiques ne l'avaient pas endurcie, il la tourmenteraient tant qu'elle ne serait pas rassurée sur le sort des siens. Elle croyait cependant aux retours de l'aube; non pas dans une attente béate, mais en ces craquements d'écorce qui livrent, infailliblement, passage aux sèves et à la vie. […] Le sens du destin continuait de lui échapper; mais rien, rien ne la faisait regretter d'être venue au monde.”
Je sais que mes pires terreurs se réaliseront: un jour je mourrai, et tous mes amours retourneront aussi à la poussière. Mais le Shaddaï veille depuis l’Éternité à ce qu'une fin ne soit pas la fin. Je plonge dans une paix exigeante lorsque je peux voir ma mort en face, mon chaos relatif. Savoir que ce qui me menace ne menace pas l'ensemble de la création.
Hannah Arendt confie, dans une lettre à Gershom Scholem, qu'elle ne croit pas au mal radical mais au bien radical. Elle porte aux nues – et comme elle a raison! – la naissance comme “paradigme du pardon et de la promesse”. Elle l'entend dans le sens cher à toute son œuvre: le sens politique. Elle comprend le nouveau venu comme porteur d'un nouveau commencement de vivre-ensemble.
Je l'entends aussi comme l'infinité de recommencements de toute naissance – qu'elle soit humaine, animale ou végétale.
Une faune incroyablement riche peuple la zone d'exclusion nucléaire autour de Tchernobyl. Des arbres poussent au cœur d'Auschwitz et les vivants d'aujourd'hui y fond mémoire des morts d'hier. D'obscures périodes de l'histoire voient les hommes s'acoquiner avec Léviathan, quitte à le défaire de ses liens. Mais nombreux sont ceux qui participent, avec le Shaddaï, à le contenir.
Il peut encore m'arriver bien des malheurs – et si, comme Job, je perdais tout en quelques sombres jours, je ne promets pas d'y survivre. Peu importe que je meure. Très largement autour de moi, d'autres portent de nouveaux commencements. Le Shaddaï contient les océans, assure la relève fidèle du jour après la nuit, veille à tous les printemps. Je sais que mon Défenseur est vivant, longtemps après qu'on aura détruit cette peau qui est la mienne.
Je suis guérie de la plainte en croyant sur parole la sentence du Créateur: “Cela est juste et bon.”
Où étais-je, à vrai dire, quand il créa la terre et en éprouva la joie, quand les “étoiles du matin chantèrent en choeur et tous les fils de Dieu exultèrent”? Je n'étais pas là et ce n'est pas à moi que fut demandé un jugement.
Il m'appartient, en dépit de la menace, de prendre appui sur ce jugement premier. Il est l'unique sécurité, tout à la fois mince et immense, qui accompagne nos élans vitaux.
Quoi qu'il m'arrive, il est juste et bon que le monde soit, il est juste et bon que je participe, de façon tout-à-fait éphémère, à quelque chose de plus grand que moi. Et que ma marche fragile prenne appui sur la solidité des montagnes qui me survivront longtemps encore.
Après m'avoir fait abandonner la peau morte d'une foi puérile que seul un réel conciliant parvenait à conforter dans ses calculs, la réponse de Dieu m'a éveillée à une foi d'adulte. Paradoxalement, cette foi d'adulte, cette foi sans filet dogmatique, me replonge dans les saveurs de mon enfance. Ce vaste espace de ma vie où rien n'était encore construit et où le sentiment d'une Grandeur me parcourait de frissons. Cette Grandeur qui n'était pas la mienne et qui pourtant ne me rabaissait pas. La Grandeur qui suscitait le désir et les plus sains de mes élans.
(Epilogue)
Alors que j'achève l'écriture de ce livre, je jette mon rituel coup d'oeil par la fenêtre. C'est l'attente un peu inquiète du retour de l'école, je guette le chemin de terre d'où je verrai mes enfants sortir de la forêt. Mon coeur gonfle d'une joie toute neuve à chacune de leurs apparitions. Aujourd'hui, je les vois courir en brandissant des bras victorieux vers le ciel. Ils m'aperçoivent à la fenêtre ouverte:
– Maman, maman, on a vu trois immenses cerfs! Ils ont traversé le chemin à quelques mètres devant nous!
Ils portent des sourires à vous faire éclater la poitrine.
On côtoie bien des gouffres et bien des merveilles, même en une toute petite vie. Cette immense petite vie de mon fils, que je dois à une grâce que je ne sais pas nommer – une grâce étrangère à toute justice. On côtoie bien des questions et à portée de vie, l'infinie possibilité de débusquer la Majesté.
Majesté de la Création, créativité intarissable du Créateur. Ce Dieu que je renonce à emprisonner dans mes théologies. Et je lui rends grâce aujourd'hui d'avoir ouvert à tous les vents l'enclos de ma vie – de m'avoir fait prendre le risque de vivre.“
Ce texte est tiré du livre d'Henri Nouwen “Le retour de l'enfant prodigue”. Il faut absolument que vous lisiez tout le livre pour en comprendre le cheminement. Mais si la conclusion ci-dessous ne suffira très certainement pas à elle-même, elle est déjà bien pleine de sens…
La première fois que j'ai vu le Fils prodigue de Rembrandt, ce fut le commencement d’un cheminement spirituel qui m'a amené à écrire ce livre. Alors que je m’apprête à conclure, je découvre quel long chemin j'ai parcouru.
Dès le début, j'étais prêt à accepter que non seulement le fils cadet mais aussi le fils aîné me révéleraient un aspect important de mon cheminement spirituel. Pendant longtemps, le père est demeuré «l’autre», celui qui me recevrait, me pardonnerait, m’offrirait une maison et me donnerait paix et joie. Le père était l’endroit où revenir, le but de mon voyage, le lieu du repos final. Ce n’est que graduellement et douloureusement que j'en suis venu à réaliser que mon cheminement spirituel ne serait pas complet, aussi longtemps que le père resterait quelqu'un de l'extérieur, un étranger.
Il était devenu évident que même la meilleure formation théologique et spirituelle ne m'avait pas complètement libéré de l’image d’un Dieu Père qui demeurait quelque peu menaçant et terrifiant. Malgré tout ce que j'avais appris de l’amour du Père, je n’étais pas capable d'abandonner l’idée d’une autorité au-dessus de moi, qui avait un pouvoir sur moi et qui l'utiliserait à sa guise. En quelque sorte, l'amour de Dieu pour moi était limité par ma crainte du pouvoir de Dieu et il me semblait prudent de garder une certaine distance, même si mon désir d’intimité était immense. Je sais que mon expérience est aussi celle de beaucoup d’autres personnes. J’ai vu combien la peur d’être soumis à la vengeance et à la punition de Dieu avait paralysé la vie mentale et émotive de beaucoup de gens, indépendamment de leur âge, de leurs croyances ou de leur style de vie. Cette peur paralysante de Dieu est une des grandes tragédies de notre humanité.
Le tableau de Rembrandt et sa vie tragique m’ont fourni le contexte qui m’a permis de découvrir ceci: l’étape finale de la vie spirituelle est de pouvoir se débarrasser si totalement de la peur de Dieu qu’il devient possible alors de devenir semblable à lui. Tant que le Père évoque la peur, il reste un étranger et ne peut demeurer en moi. Mais Rembrandt, qui m'a montré chez le Père une vulnérabilité suprême, m’a fait prendre conscience que ma vocation finale est, en effet, de devenir semblable au Père et d’imiter sa miséricorde divine dans ma vie quotidienne. Bien que je sois à la fois le fils cadet et le fils aîné, je n’ai pas à le demeurer, mais à devenir le Père. Aucun père et aucune mère ne sont devenus père et mère sans d’abord avoir été fils ou fille, mais chaque fils et chaque fille doivent choisir consciemment de quitter l’enfance, avant de devenir père et mère pour d’autres. C’est un pas dans la solitude difficile à franchir, surtout à une époque de l’histoire où il est si difficile de bien vivre la condition de parents; mais c’est une étape essentielle pour l’accomplissement du cheminement spirituel.
Bien que Rembrandt ne place pas le père au centre de son tableau, il est clair que le père est au cœur de cet événement. C’est de lui que vient toute la lumière, c’est vers lui que toute l'attention est dirigée. Fidèle à la parabole, Rembrandt a voulu que notre attention première soit accordée au père, avant toute autre personne.
Je suis étonné de voir combien de temps cela m’a pris avant que le père devienne le centre de mon attention. C'était tellement facile de m’identifier aux deux fils. Leur errance extérieure et intérieure est tellement compréhensible et si profondément humaine que l’identification se fait presque spontanément, dès que les liens sont signalés. Pendant longtemps, je m'étais identifié si totalement au fils cadet qu’il ne m'était pas venu à esprit que je pouvais ressembler davantage au fils aîné. Mais dès qu'un ami m'a dit: «Ne serais-tu pas le fils aîné de la parabole? »,, il m’a été difficile de voir autre chose. De la même manière, nous participons tous, à un degré ou à un autre, à toutes les formes de blessures humaines. Ni la cupidité, ni la colère, ni la convoitise, ni le ressentiment, ni la frivolité, ni la jalousie ne sont complètement absents de chacune de nos vies. Notre blessure humaine peut s’exprimer de différentes façons, mais il n’y a ni offense, ni crime, ni guerre qui n’aient leurs racines dans notre propre cœur.
Mais qu’en est-il du père? Pourquoi accorder tant d’attention aux fils, quand c’est le père qui est au cœur, et quand c’est le père à qui j’ai à m’identifier? Pourquoi tant parler d’être comme les fils, alors que la vraie question est: « Es-tu intéressé à être comme le père ?» Cela fait du bien de pouvoir dire : «Ces fils me ressemblent.» On a l'impression d’être compris. Mais comment se sent-on quand on dit: «Le père est comme moi»? Est-ce que je veux être comme le père ? non seulement celui à qui on pardonne, mais aussi celui qui pardonne; non seulement celui qui est accueilli à la maison, mais aussi celui qui accueille; non seulement celui à qui on fait miséricorde, mais également celui qui l'offre ?
N'y a-t-il pas une pression subtile, de la part de l'Église et de la société, pour qu’on demeure comme un enfant dépendant? L'Église, dans le passé, n’a-t-elle pas mis l'accent sur une forme d’obéissance qui a rendu difficile la reconnaissance d’une paternité spirituelle, et notre société de consommation ne nous encourage-t-elle pas à succomber à des gratifications enfantines? Qui nous a vraiment mis au défi de nous libérer de nos dépendances immatures et d’accepter le poids des responsabilités adultes ? N’essayons-nous pas constamment d'échapper au devoir terrible de la paternité? Rembrandt l’a sûrement fait. Ce n’est qu'après beaucoup de peine et de souffrance, alors qu’il approchait de la mort, qu’il a été capable de peindre la vraie paternité spirituelle.
L'affirmation la plus radicale que Jésus ait faite est peut-être celle-ci: «Montrez-vous miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. »>(Lc 6,36) La compassion de Dieu est décrite par Jésus, non seulement pour me montrer combien Dieu désire prendre soin de moi, ou me pardonner mes péchés et m'offrir une vie nouvelle remplie de bonheur, mais aussi pour m'inviter à devenir comme Dieu et à témoigner aux autres la même compassion que lui me témoigne. Si la seule signification de la parabole était que les gens pèchent mais que Dieu pardonne, je pourrais facilement commencer à penser que mes péchés sont une excellente occasion pour Dieu de me montrer son pardon. Il n’y aurait aucun défi dans une telle interprétation. Je me résignerais à mes faiblesses et je continuerais à espérer que finalement Dieu fermera les yeux et me laissera entrer à la maison, quoi que je fasse. Un tel romantisme sentimental n’est pas conforme au message évangélique.
Peu importe que je sois le fils prodigue ou le fils aîné, je suis le fils d’un Père miséricordieux. C’est cela que je suis appelé à réaliser. Je suis un héritier. Personne ne le dit plus clairement que Paul, quand il écrit: «L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu. Enfants, et donc héritiers; héritiers de Dieu et co-héritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui.» (Ry 8,16-17) En effet, en tant que fils et héritier, je suis appelé à la succession. Je suis destiné à prendre la place de mon Père et à offrir aux autres la même compassion qu’il m’a offerte. Le retour au Père est finalement le défi de devenir le Père.
Cet appel à devenir le Père exclut toute interprétation mièvre de la parabole. Je sais combien je désire rentrer et être embrassé, mais est-ce que je veux vraiment être le fils et l’héritier, avec tout ce que cela comporte ? Être dans la maison de mon Père requiert que je fasse mienne la vie du Père, et que je me laisse transformer à son image.
En me regardant dans un miroir, il n’y a pas longtemps, j'ai été frappé par ma ressemblance avec mon père. En voyant mes traits, jai soudain reconnu l’homme que j’avais vu quand j'avais vingt-sept ans: l’homme que javais admiré en même temps que critiqué, aimé en même temps que craint. J'avais dépensé beaucoup d’énergie à essayer de trouver mon être propre face à cette personne, et beaucoup de questions relatives à mon identité et à mon avenir avaient été façonnées par le fait d’être le fils de cet homme. En voyant apparaître cet homme dans le miroir, j'ai été renversé de constater que toutes les différences, dont j'étais devenu conscient pendant ma vie, étaient bien petites par rapport aux ressemblances. J’ai éprouvé un choc en réalisant que j'étais en effet héritier, successeur, celui qui est admiré, craint, louangé et incompris des autres, tout comme mon père l'avait été par moi.
La paternité de compassion
Le portrait du père du fils prodigue, tel que peint par Rembrandt, me fait comprendre que je n’ai plus à utiliser ma condition de fils pour garder mes distances. Après avoir exploité au maximum cette condition de fils, le temps est venu de surmonter tous les obstacles et de m’approprier cette vérité: devenir le vieillard qui est devant moi est vraiment tout ce que je désire pour moi-même. Je ne peux pas demeurer un enfant toute ma vie, je ne peux pas pointer mon père du doigt pour excuser l’échec de ma vie. Je dois oser étendre mes propres mains en signe de bénédiction, et accueillir avec grande compassion mes enfants, peu importe ce qu’ils pensent de moi ou éprouvent à mon égard. Puisque devenir le Père miséricordieux est le but ultime de la vie spirituelle, comme il est dit dans la parabole et exprimé dans le tableau de Rembrandt, il me faut maintenant en explorer toute la signification.
Il faut d’abord que je me rappelle le contexte dans lequel Jésus raconte l’histoire de «l’homme qui avait deux fils». Luc écrit: «Les publicains et les pécheurs s’approchaient tous de | lui pour l’entendre. Et les pharisiens et les scribes de murmurer: Cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux.» (Le 15,1-2) Ils remettent en question sa légitimité comme enseignant, en lui reprochant sa proximité avec les pécheurs. En réponse à ces critiques, Jésus raconte les paraboles de la brebis perdue, de la drachme perdue et du fils prodigue.
Jésus veut montrer clairement que le Dieu dont il parle est un Dieu miséricordieux, qui accueille avec joie dans sa maison les pécheurs repentants. Par conséquent, le fait de fréquenter les gens de mauvaise réputation et de manger avec eux ne contredit pas son enseignement sur Dieu mais, au contraire, l’incarne dans la vie de tous les jours. Si Dieu pardonne aux pécheurs, alors ceux qui ont foi en Dieu devraient également pardonner. Si Dieu accueille les pécheurs dans sa maison, alors ceux qui font confiance à Dieu devraient agir ainsi. Si Dieu est miséricordieux, alors ceux qui aiment Dieu devraient l’être à leur tour. Le Dieu que Jésus annonce et au nom de qui il agit est le Dieu de la compassion, le Dieu qui s'offre en exemple, comme le modèle de tout comportement humain.
Mais il y a plus. Devenir semblable au Père céleste n’est pas seulement un aspect important de l’enseignement de Jésus, c’est le cœur même de son message. Le radicalisme des paroles de Jésus et l'impossibilité apparente de ses exigences sont très évidents quand on les entend comme faisant partie d’un appel général à devenir et à être de véritables fils et filles de Dieu.
Tant que nous appartiendrons à ce monde-ci, nous demeurerons assujettis à son mode compétitif, avec l’espérance d’être récompensés pour tout le bien que nous ferons. Mais quand nous appartenons à Dieu, qui nous aime de façon inconditionnelle, nous pouvons vivre comme lui. La grande conversion à laquelle nous invite Jésus, c’est de passer d’une appartenance à ce monde à une appartenance à Dieu.
Quand, peu de temps avant sa mort, Jésus prie pour ses disciples, il dit: «Père, ils ne sont pas du monde, comme moi je : ne suis pas du monde… Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé.» (Jn 17,16-21)
Une fois rendus dans la maison de Dieu comme fils et filles de sa maisonnée, nous pouvons être comme lui, aimer comme lui, être bons comme lui, prendre soin comme lui. Jésus ne laisse aucun doute là-dessus quand il explique : «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on ?
Même les pécheurs en font autant. Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on?
Même des pécheurs prêtent à des pécheurs pour en recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les Fils du Très-Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants. Montrez-vous miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. > (Lc 6,32-36)
Tel est le cœur du message évangélique. La façon dont les êtres humains sont appelés à s'aimer les uns les autres est la façon même de Dieu. Nous sommes appelés à nous aimer les uns les autres, avec le même amour généreux et accueillant que nous voyons dans la représentation du père, comme Va peint Rembrandt. La compassion qui est exigée de notre façon d’aimer ne peut aucunement s’appuyer sur la compétition. Il s’agit d’une compassion absolue d’où toute trace de compétition est exclue. Elle doit être un amour radical des ennemis. Si nous voulons non seulement être reçus par Dieu mais accueillir comme Dieu, il nous faut devenir comme le Père céleste et voir le monde à travers ses yeux.
Mais plus important encore que le contexte de la parabole et l’enseignement explicite de Jésus, il y a la personne même de Jésus. Jésus est le vrai Fils du Père. Il est le modèle à suivre pour devenir comme le Père. En lui demeure la plénitude de Dieu. En lui réside toute la connaissance de Dieu; toute la gloire de Dieu demeure en lui; toute la puissance de Dieu lui appartient. Son union avec le Père est si intime et si complète que voir Jésus, c’est voir le Père. «Montre-nous le Père», demande Philippe. Jésus lui répond: « Qui m'a vu a vu le Père.» (Jn 14,9)
Jésus nous montre ce qu’est la véritable filiation. Il est le fils cadet, sans la révolte. Il est le fils aîné, sans la rancune. En toutes choses, il obéit à son Père, mais il n’est pas son esclave. Il entend tout ce que le Père dit, mais cela ne fait pas de lui un serviteur. Il fait tout ce que le Père lui demande de faire, mais il reste complètement libre. Il donne tout et il reçoit tout. Il déclare ouvertement: «En vérité, je vous le dis, le Fils ne peut faire de lui-même rien qu’il ne voie faire au Père: ce que fait celui-ci, le Fils le fait pareillement. Car le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait. Il lui montrera des œuvres plus grandes encore que celles-ci: vous en serez stupéfaits. Comme le Père en effet ressuscite les morts et les rend à la vie, ainsi le Fils donne vie à qui il veut. Car le Père ne juge personne: tout le jugement, il l’a remis au Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père.» (Jn 5,19-23)
Telle est la filiation divine. Et c’est à cette filiation que je suis appelé. Le mystère de la rédemption, c’est que le Fils de Dieu s’est fait chair, pour que tous les enfants perdus de Dieu puissent devenir fils et filles, à la manière de Jésus. Dans cette perspective, la parabole du fils prodigue prend une dimension toute nouvelle. Jésus, le bien-aimé du Père, quitte la maison de son Père pour prendre sur lui les péchés de tous les enfants égarés du Père, afin de les ramener à la maison. Mais tout en quittant la maison, Jésus reste près de son Père et, par son obéissance totale, il offre la guérison à ses frères et sœurs pleins de ressentiment. Ainsi, à cause de moi, Jésus devient le fils cadet ainsi que le fils aîné, pour me montrer comment devenir le Père. Par lui, je peux redevenir un véritable fils et, en tant que tel, je peux finalement grandir et devenir miséricordieux, comme notre Père céleste l’est.
À mesure que les années passent, je découvre combien ardue et stimulante, mais aussi combien gratifiante est cette croissance dans la paternité spirituelle. Le tableau de Rembrandt exclut l’idée que cette quête ait quelque chose à voir avec le pouvoir, l'influence ou le contrôle. J'ai peut-être eu l'illusion qu’un jour tous les chefs disparaîtraient et que finalement, ce serait moi le chef. Mais ça, c’est la mentalité du monde où le pouvoir est la principale préoccupation. Et ce n’est pas difficile d'imaginer que ceux qui ont essayé toute leur vie de se débarrasser de leurs chefs ne seront guère différents de leurs prédécesseurs, une fois qu’ils auront accédé au pouvoir. La paternité spirituelle n’a rien à voir avec le pouvoir ou le contrôle. C’est une paternité de compassion. Et il me faut continuellement regarder le père, embrassant le fils prodigue, pour entrevoir cela.
Malgré mes intentions les meilleures, je me surprends à lutter continuellement pour conquérir le pouvoir. Quand je donne un conseil, je veux savoir s’il a été suivi; quand j'offre de l’aide, je veux être remercié; quand je donne de l'argent, Je veux qu’il soit utilisé comme je l’entends; quand je fais quelque chose de bien, je veux qu’on s’en souvienne. Peut-être que je n'aurai pas de statue, ni même une plaque commémorative, mais je suis toujours préoccupé par la pensée de ne pas être oublié, de savoir que, d’une certaine manière, je vais continuer à vivre dans la pensée et dans les actions des autres.
Mais le père du fils prodigue ne se soucie pas de lui-même. Sa vie de longues souffrances l’a vidé de son désir de tout contrôler. Ses enfants sont sa seule préoccupation, c’est à eux qu’il veut se donner totalement, et il veut donner tout ce qu’il est pour eux.
Puis-je donner sans espérer quelque chose en retour, aimer sans mettre des conditions à mon amour ? Quand je pense à mon immense désir d’être reconnu et aimé, je réalise que ce sera pour moi la lutte de toute ma vie. Mais je suis également convaincu que, chaque fois que je dépasse ce besoin et que j’agis sans espérer de retour, ma vie peut vraiment porter les fruits de l'Esprit de Dieu.
Y a-t-il un chemin vers cette paternité spirituelle ? Ou bien suis-je condamné à demeurer tellement enfermé dans mon propre besoin de trouver ma place au soleil que je finis toujours par revenir à une autorité qui repose sur le pouvoir, au lieu d’une autorité qui s’enracine dans la compassion ? Est-ce que la compétition a tellement perverti mon cœur que je vais continuer à voir mes propres enfants comme des rivaux? Si Jésus m’appelle vraiment à devenir miséricordieux, comme son Père céleste est miséricordieux, et si Jésus se présente comme le chemin vers cette vie de compassion, alors je ne peux continuer à agir comme si la compétition devait avoir le _ dernier mot. Il me faut croire que je peux devenir le Père que je suis appelé à être.
Souffrance, pardon et générosité
En regardant le père dans le tableau de Rembrandt, je découvre trois chemins vers la véritable paternité de compassion: la souffrance, le pardon et la générosité.
Cela peut paraître étrange de considérer la souffrance comme un chemin de compassion. Mais c’en est un. La souffrance me demande de laisser les péchés du monde, y compris les miens, transpercer mon cœur et me faire verser des larmes, beaucoup de larmes, pour eux. Il ne peut y avoir de compassion vraie sans beaucoup de larmes. Peut-être ce ne sera pas des larmes qui coulent de mes yeux, mais au moins elles jailliront de mon cœur. Quand je pense à l’immense égarement des enfants de Dieu, à notre cupidité et à notre convoitise, à notre violence, notre colère et notre rancune, quand je regarde tout cela avec les yeux du cœur de Dieu, je ne peux que pleurer et gémir de chagrin:
Regarde, mon âme, comment un être humain essaie d’infliger à un autre être humain tant de souffrances; regarde ces gens qui complotent pour nuire à leurs compatriotes; regarde ces parents qui maltraitent leurs enfants; regarde ce propriétaire agricole qui exploite ses ouvriers; regarde ces femmes violentées, ces hommes brutalisés, ces enfants abandonnés. Regarde le monde, mon âme; vois les camps de concentration, les prisons, les centres d’accueil et les hôpitaux, et entends monter le cri des pauvres.
Ce cri de douleur est une prière. Îl reste si peu de gens dans notre monde qui pleurent ainsi. Mais la souffrance est la discipline du cœur qui voit le péché du monde et sait qu’elle est elle-même le prix douloureux de la liberté, sans lequel l'amour ne pourra fleurir. Je commence à comprendre qu’une grande part de la prière consiste à pleurer. La souffrance est à ce point profonde, non seulement parce que le péché humain est très grand, mais aussi — et surtout — parce que l’amour divin est infini. Pour devenir comme le Père, dont la seule autorité est la compassion, je dois verser d’abondantes larmes et, ainsi, préparer mon cœur à accueillir chaque personne, peu importe ce qu’a été son cheminement, et lui pardonner à partir de ce cœur.
Le deuxième chemin qui conduit à la paternité spirituelle, c’est le pardon. C’est grâce à un pardon sans cesse répété qu’on devient comme le Père. Le pardon qui vient du cœur est très, très difficile. C’est presque impossible. Jésus disait à ses disciples : «Si ton frère pèche sept fois le jour contre toi et que sept fois il revienne à toi, en disant: “Je me repens”, tu lui pardonneras.» (Lc 17,4) J'ai souvent dit: «Je te pardonne », mais même en prononçant ces paroles, mon cœur demeurait souvent en colère, ou plein de rancune. Je voulais encore entendre dire qu'après tout, j'avais raison; je voulais encore entendre des excuses ; je voulais encore avoir la satisfaction d’être louangé en retour ne serait-ce que pour avoir pardonné !
Mais le pardon de Dieu est sans condition; il vient d’un cœur qui ne demande rien pour lui, un cœur qui est complètement vide de toute recherche de soi. C’est cette manière divine de pardonner que je dois pratiquer chaque jour. Cela me demande de dépasser tous les arguments qui affirment que ce n’est pas sage de pardonner, que c’est malsain et à toutes fins utiles, impossible. Il m’invite à dépasser tout mon besoin de reconnaissance et de compliments. Finalement, il me demande de dépasser cette partie blessée de mon cœur qui a encore mal et qui se sent lésée, qui veut encore contrôler et mettre quelques conditions entre moi et la personne à qui je suis appelé à pardonner.
Ce dépassement est l’authentique discipline du pardon. Peut-être s’agit-il plus de passer par-dessus que de dépasser. Souvent, j'ai à passer par-dessus le mur des arguments et des sentiments de colère que j’ai dressés entre moi et tous ceux que j’aime mais qui, bien souvent, ne me rendent pas cet amour. C’est le mur de la peur d’être exploité ou blessé à nouveau. C’est un mur d’orgueil et de désir de contrôler. Mais chaque fois que je réussis à surmonter ce mur, j'entre dans la maison où le Père habite, et c’est là que je peux toucher mon prochain d’un véritable amour de compassion.
La douleur me permet de voir au-delà de ce mur et de réaliser l'immense souffrance qui résulte de l’égarement humain. Elle ouvre mon cœur à une solidarité authentique avec mes frères et sœurs. Le pardon est le chemin qui me permet de surmonter mon mur et d'accueillir les autres dans mon cœur, sans rien attendre en retour. C’est seulement quand je me souviens que je suis l’enfant bien-aimé, que je peux accueillir ceux qui veulent revenir, avec la même compassion que celle qui m'a été témoignée par le Père. | Le troisième chemin pour devenir comme le Père, c’est la générosité. Dans la parabole, non seulement le père donne-t-il à son fils qui le quitte tout ce qu’il demande, mais encore il le comble de cadeaux à son retour. Il dit aussi à son fils aîné: «Tout ce qui est à moi est à toi.» Le père ne garde rien pour lui-même. Il se dépouille totalement pour ses fils.
Il ne donne pas seulement plus que ce qu’on peut raisonnablement attendre de quelqu'un qui a été offensé; non, il se donne lui-même, sans réserve. Ses deux fils sont tout pour lui. En eux, il veut déverser sa propre vie. La façon dont le fils cadet est gratifié d’une robe, d’un anneau et de sandales, accueilli à la maison par un banquet somptueux, tout autant que la façon dont le fils aîné est supplié d'accepter sa place unique dans le cœur de son père, et de se joindre à son jeune frère autour de la table du banquet: tout cela prouve sans équivoque que les frontières du comportement patriarcal sont complètement dépassées. Ce n’est pas l’image d’un père remarquable ; c’est le portrait d’un Dieu dont la bonté, l’amour, le pardon, la miséricorde, la joie et la compassion sont sans aucune limite. Jésus présente la générosité de Dieu en utilisant toute l’imagerie que sa culture lui permet, tout en la transposant constamment.
Pour devenir comme le Père, je dois être aussi généreux que lui. Tout comme le Père donne son être même à ses enfants, de même dois-je donner le meilleur de moi-même à mes frères et sœurs. Jésus dit clairement que c’est précisément le don de soi qui est la marque du vrai disciple. «Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.» (Jn 15,13)
Ce don de la personne est une discipline, parce que ce n’est pas quelque chose qui va de soi. Pour les enfants des ténèbres qui gouvernent par la peur, l’intérêt personnel, la convoitise et le pouvoir, les grandes motivations sont la survie et l’autodéfense. Mais les enfants de lumière, qui savent que l’amour parfait chasse la crainte, peuvent donner tout ce qu’ils ont pour les autres.
Comme enfants de la lumière, nous nous préparons à devenir de vrais martyrs: des personnes qui rendent témoignage, par toute leur vie, à l’amour infini de Dieu. Tout donner devient alors tout gagner. Jésus exprime cela clairement en disant: « Celui qui perd sa vie à cause de moi […] la sauvera.> (Mc 8,35)
Chaque fois que j’avance d’un pas dans le chemin de la générosité, je sais que je passe de la peur à l’amour. Mais ces pas, du moins au début, sont difficiles parce que beaucoup d’émotions et de sentiments me retiennent et m’empêchent de donner librement. Pourquoi devrais-je donner de l’énergie, du temps, de l’argent et, oui, même de l’attention, à quelqu'un qui m'a offensé ? Pourquoi devrais-je partager ma vie avec quelqu'un qui ne la respecte pas? Je pourrais être prêt à pardonner, mais donner en plus de cela ?
Et pourtant. la vérité est que, au sens spirituel, celui qui m'a offensé appartient à ma famille, à mon «gène». Le mot «générosité »> comprend le terme «gène», que l’on trouve aussi dans le mot «genre», «génération » et «générativité». Ce terme, du latin genus et du grec genos, veut dire «qui appartient à la même sorte». La générosité est un don qui vient de la connaissance de ce lien intime. La vraie générosité est basée sur la vérité, et non sur l'impression, que ceux à qui Je pardonne sont de la parenté, qu’ils appartiennent à ma famille.
Et chaque fois que j’agis ainsi, cette vérité me devient plus évidente. La générosité fait naître la famille dans laquelle elle croit.
La souffrance, le pardon et la générosité sont donc les trois chemins par lesquels l’image du Père peut grandir en moi. Ils sont trois aspects de l’appel du Père à être à la maison. En tant que Père, je ne suis plus appelé à rentrer à la maison, comme le fils cadet ou le fils aîné, mais à être là, comme celui vers qui les enfants égarés peuvent revenir, pour être accueillis avec joie. C’est très difficile de seulement être à la maison et d’attendre. C’est l'attente douloureuse de ceux qui ont quitté, une attente nourrie de l’espérance d’offrir à ceux qui reviendront le pardon et la vie nouvelle.
En tant que Père, il me faut croire que tout ce que le cœur humain désire peut être trouvé à la maison. En tant que Père, je dois me libérer du désir de chercher sans cesse à rattraper ce dont je crois avoir été privé dans mon enfance. En tant que Père, je dois savoir qu’en réalité ma jeunesse est terminée, et que jouer à faire le jeune est une tentative ridicule de me cacher cette vérité: je suis âgé et proche de la mort. En tant que Père, je dois oser porter la responsabilité d’une personne adulte au plan spirituel, et oser croire que la vraie joie et le véritable épanouissement ne peuvent venir qu'en accueillant à la maison ceux qui ont été blessés par la vie, en les aimant d’un amour qui ne demande ni n’attend rien en retour.
Il y a un vide terrible dans cette paternité spirituelle. Aucun pouvoir, aucun succès, aucune popularité, aucune satisfaction facile. Mais ce même vide terrible est aussi le lieu de la vraie liberté. C’est le lieu où «on n’a plus rien à perdre», où l’amour est sans exigence, et où l’on trouve la véritable force spirituelle.
Chaque fois que je touche ce vide terrible, mais aussi fructueux en moi, Je sais que je peux y accueillir n’importe qui sans le condamner, et lui offrir l'espérance. C’est là que je suis libre de recevoir les fardeaux des autres, sans éprouver le besoin d'évaluer, de classifier ou d’analyser. Là, dans cet état d’être complètement sans jugement, je peux engendrer une confiance libérante.
Un jour, en visitant un ami mourant, j’ai fait l'expérience de ce vide sanctifiant. En présence de mon ami, je n’éprouvais aucun désir de lui poser des questions sur le passé, ou de spéculer sur l’avenir. Nous étions simplement ensemble, sans peur, sans culpabilité ou honte, sans inquiétude. Dans ce vide, on pouvait sentir l’amour inconditionnel de Dieu et on pouvait dire, comme le vieillard Siméon quand il prit l’enfant Jésus dans ses bras: «Maintenant, 6 Maître, tu peux selon ta parole laisser ton serviteur s’en aller en paix. » (Lc 2,29) Là, au milieu du vide affreux, il y avait une confiance totale, une paix profonde et une joie complète. La mort n’était plus une ennemie. L'amour était victorieux.
Chaque fois que nous touchons ce vide sacré d’un amour qui n’exige rien, le ciel et la terre tremblent, et il y a «de la joie parmi les anges de Dieu» (Lc 15,10). C’est la joie des fils et des filles qui rentrent à la maison. C’est la joie de la paternité spirituelle.
Vivre à fond cette paternité spirituelle exige la discipline radicale d’être à la maison. Parce que je suis une personne qui ne s’accepte pas et qui est toujours à la recherche d’approbation et d’affection, il m’est impossible d’aimer de façon constante, sans jamais demander quelque chose en retour. Mais la discipline consiste justement à cesser de vouloir accomplir cela moi-même, comme un exploit héroïque. Pour m’approprier la paternité spirituelle et l'autorité compatissante qui en résulte, il me faut laisser le fils révolté et le fils rancunier s’avancer sur la plate-forme, pour recevoir l’amour miséricordieux et inconditionnel que le Père offre, et y découvrir l'appel à être à la maison, comme mon Père est à la maison.
Alors seulement, les deux fils en moi pourront être graduellement transformés en père compatissant. Cette transformation me conduira à l’accomplissement du désir le plus profond de mon cœur insatisfait. En effet, quelle plus grande joie peut-il y avoir pour moi que d'étendre mes bras fatigués et de poser mes mains, en un geste de bénédiction, sur les épaules de mes enfants qui reviennent à la maison ?
En 1995, bien avant qu'un politicien en ait vidé la substance, Yvan Amar avait terminé son livre “Le maître des Béatitudes” (Nouvelle édition format poche, Albin Michel, “espaces libres”, 2019) par un chapitre intitulé “En marche”. Pour Amar, le sermon sur la Montagne représente l'essentiel de l'enseignement du Christ, un rapide mais profond condensé de la pensée du fils de Dieu. Alors qu'il nous fait, à travers ce livre, “gravir la montagne à sa suite” pour “entendre l'appel du Seigneur”, il conclut son tour des Béatitudes par une invitation passionnée à oser redescendre dans la vallée pour, à notre tour, partager le Royaume reçu. Le texte qui suit est ce dernier chapitre.
“En marche”
Sur la montagne, ce ne sont pas seulement la connaissance et la loi qui se sont adressées aux disciples. C’est la Béatitude, l'Amour, qui ont parlé. La connaissance prépare la terre, l'amour l’ensemence. Ce sont des graines de Royaume qui ont été semées dans le monde. Elles œuvrent désormais comme le levain dans la pâte. On met d’abord le levain dans la pâte pour la faire lever, puis on la cuit.
De la même façon, il y a deux étapes, deux états du feu : le feu de fermentation, puis le feu de friction. Ou, sous un autre angle, le feu intérieur et le feu extérieur. Il est un temps pour recevoir, mais il en est un autre pour donner.
Prenez soin, au cœur de vous-mêmes, de ce que vous avez reçu. Laissez fermenter ce levain dans votre pâte, afin de devenir à votre tour des graines de Royaume dans le monde. Cette pâte, qui a été structurée par la loi pour la reconnaissance, est touchée maintenant par le levain de l'Esprit, l’enseignement issu de la Béatitude. Laissez fermenter en vous ; prenez soin au cœur de vous-mêmes de ce levain reçu dans votre pâte.
Laissez « monter» en vous-mêmes, laissez-vous féconder et devenir matrice vivante. Le cœur riche de ce feu vivant, vous pourrez alors pratiquer la deuxième étape du feu : la friction consciente avec votre prochain, la cuisson fraternelle.
Il y a la façon habituelle d’entrer en relation avec son prochain, celle qui caractérise le monde.
Mais il existe aussi celle du Royaume, dans laquelle vous êtes frères par le même père, par le même destin. Prenez le risque d’entrer en relation avec votre prochain, sans passer par ce que les scientifiques appelleraient «le cerveau gauche », c'est-à-dire la raison, l’analyse, les modalités habituelles de relation. Forts de ce levain en vous, prenez le risque d’être en relation en passant par le cerveau droit, celui des relations sans préjugés, sans opinions et sans jugements. Vous remarquerez moins la paille dans l’œil du voisin, et la poutre dans le vôtre aura le temps de brûler, à ce feu-là.
Prenez le risque de la « Relation-Royaume » : la relation immédiate, sans mémoire. Prenez le risque du chemin du cœur, de la relation du cœur. Prenez le risque de concrétiser l’enseignement de la Béatitude, autant dire vous aimer les uns les autres, le risque de la vie. Forts de l’enseignement entendu sur la montagne, prenez le risque de la vallée. Et repartez par le même chemin que celui que vous avez emprunté pour venir, car il n’en est pas d’autre. Comme la voix du Seigneur l'avait dit à Élie, dans la grotte au flan de l'Horeb : « Va! Retourne par le même chemin.» Jésus dit aussi, quand il à remis les péchés : « Va! Rentre chez toi et ne pèche plus. » Je me souviens de l’histoire, encore en Inde, d'un homme venu écouter Ramana Maharshi, le sage de Tiruvanamalaï. Il avait pris huit jours de vacances, afin de lui poser cette seule question : « Quel est le chemin ? » Chaque jour, il demandait au Maharshi : « Quel est le chemin ? » Mais celui-ci était un instructeur très silencieux, et ne répondait pas. Le dernier jour venu, ce brave homme qui avait mis toute sa foi en Ramana Maharshi se demandait s’il obtiendrait enfin une réponse. Au moment de partir, il fit une ultime tentative : « Bhagwan, s’il vous plaît, dites-moi, quel est le chemin ? » Vint enfin la réponse tant attendue : « Mon ami, le chemin est le même que celui que tu as pris pour venir jusqu'ici. » Rentrez donc chez vous et honorez la montagne dans la vallée. Honorez cet enseignement destiné à vous structurer continuellement, en le recevant, mais aussi en intégrant ce qui est reçu.
Car il est bon de recevoir, d'entendre et d’accueillir, mais il est primordial d’intégrer en soi-même.
L'enseignement ne peut rester vivant, s’il demeure dans le domaine de lavoir. Il doit être intégré en vous, devenir votre être même, devenir votre agir. Dans l’enseignement vivant, il n'y a jamais d’écart entre ce que vous entendez, ce que vous êtes et ce que vous faites. Cette obligation d’intégrer constamment ce que vous entendez est le gage de votre liberté. Car si l’enseignement restait un objet extérieur à vous, vous en seriez toujours dépendants, et vous resteriez par là même dépendants aussi de celui qui le dispense.
L'enseignement rend libre, la vérité rend libre.
Parce qu’ils vous montrent le chemin pour intégrer la vérité en vous, pour faire naître cette vérité dans votre cœur et dans votre vie, au quotidien.
Quand la possibilité d’une relation sans a-priori sera suffisamment structurée en vous, vous prendrez le risque de la relation vivante et vous pourrez l'intégrer dans votre vie quotidienne. Vous redeviendrez alors, au fil du temps, comme des enfants. Ce sont eux qui à la fois mettent au monde le Royaume et en héritent : ils sont la conscience innocente et vivante.
Souvenez-vous : au moment des Dix Commandements, les enfants étaient les garants de la transmission, car ils sont le début et la fin.
Aussi sont-ils, au moment des Béatitudes, ceux qui héritent du Royaume, parce que profondément garants de l’accomplissement de la Loi dans les Béatitudes, et par conséquent dans l'avènement du Royaume. Celui-ci est Royaume pour les enfants, mais… pour ceux qui ont fait le grand cycle et qui sont redevenus comme des enfants. Ne restez pas en enfance, car le Royaume n'est pas pour ceux qui demeurent infantiles, mais pour ceux qui, comme les enfants, sont redevenus une conscience innocente et pleine, longuement cuite au feu de l’Esprit-Saint qui purifie.
Souvenez-vous encore : en étant porteurs des Béatitudes, vous êtes les ferments contagieux du Royaume. Faites grandir ces ferments en vous, et partagez-les précieusement, en les vivant. Soyez enfants du Père par votre prochain ; souvenez-vous : c’est en étant frères que vous serez fils du Père.
«En marche, Bienheureux!» Où vous marchez, là est le chemin. Ne le cherchez nulle part ailleurs que sous vos pieds. C’est l'Intention qui anime votre cœur qui fera de votre marche le chemin du Royaume. Ouvrez l'œil, l'oreille et le cœur. Recevez, écoutez : tout est bénédiction.
Tout chante, tout appelle, tout pousse, tout le dit : « Soyez Royaume… Soyez Royaume… »
Parfois, c’est un homme qui vous le dit, parce que vous semblez alors mieux l'entendre.
Un homme est devenu oracle de l’univers pour parler à l'oreille de l’homme, pour lui dire « ce que l’oreille n’a jamais entendu ». Mais tout est oracle à qui sait entendre, tout est oracle à qui a ouvert l’oreille de son cœur. Les instructeurs, les serviteurs et les prophètes ne sont que votre propre écoute, matérialisée en dehors de vous, pour vous rappeler qu’elle est au-dedans de vous, pour se rappeler à votre bon souvenir !
Vous êtes libres, vous n’avez besoin de personne. Ce que je vous dis, toute la vie le dit.
Vous-mêmes en êtes le signe vivant. Faites de votre vie le « dire» de la vie, une parole vivante.
Vous ne l’entendrez jamais tant, qu'en la prononçant vous-mêmes. Prenez le risque de dire Dieu, de faire Dieu, de mettre le Royaume au monde.
Et prenez ce risque ensemble.
Tout parle à qui sait entendre. Nous ne venons que vous donner l’envie d'écouter. L’entendre dans la pluie, dans la terre, dans l’herbe qui pousse, dans le pas des fourmis… Dans le soleil qui se lève et se couche, dans le secret de la nuit et la splendeur du jour. Dans le premier regard de l'enfant et le soupir de celui qui s'éteint. Dans la main qui se tend et celle qui se ferme. Dans celui qui dit « oui » et dans celui qui dit « non ». Dans celui qui donne et dans celui qui prend.
Tout est Sa parole, tout est Son chant, tout est Sa gloire. Ne cherchez pas à Le reconnaître en un seul endroit :.rien ne peut être exclu du Royaume. Le Royaume du Père est répandu partout sur la terre et nul ne le voit… Ouvrez l'œil par lequel Dieu Se voit. N'essayez pas de voir Dieu. Prêtez-Lui plutôt votre œil et laissez-Le voir, laissez-Le Se voir.
Alors. brillera sur votre face la lumière du Seigneur. Alors votre cœur guéri chantera Sa gloire. Vous serez louange, en vous Il établira Sa résidence. Vous serez les poètes dont la terre à tant besoin, car ce sont eux qui la sauveront. Non pas les économistes, les politiciens, les colonels, les philosophes ou les professeurs… mais les poètes. Les poètes-philosophes, les poètes-professeurs, les poètes-colonels… tous sauveurs. Vous voilà rassurés. Mais en fait, un seul poète, un seul chant. Poiein, en grec, veut dire « créer ». Le poète est perdu dans le chant du Créateur, il est création vivante. C’est le souffle de cette création qui l’anime, qui chante par sa bouche sa Bhagavad-Gitä, le chant du bienheureux, celui de la Béatitude vivante, le chant de grâce. Deo gracias.
C’est à l'entrée de l’école de Pythagore, je crois, qu’il était écrit : « Nul n'entre ici s’il n'est géomètre. » De la même façon, j'aurais envie de dire qu’il est inscrit, aux portes du Royaume : « Nul n'entre ici s’il n’est poète.» Et tous vous êtes poètes. Parce que fous vous avez un chant de création en vous. Prenez le risque de le laisser chanter en vous. C’est tellement simple. Même S'il est difficile de se défaire des habitudes, des croyances, des attachements aux choses apprises… prenez le risque de la poésie de votre cœur. Entrez en relation poétique avec le monde. C’est le chemin du Royaume, le seul que je connaisse, et il est partout. Là où vous êtes, partout.
N'essayez pas de faire confiance à ce que je dis : c'est la vie qui a confiance en vous. Ressentez simplement cette première et ultime poésie, la confiance de la vie pour vous. S'il n'en était pas ainsi, personne ne serait venu s'adresser à vous, jamais.
Comment la compassion pourrait-elle exister, si tout n'était pas porté par cette ultime confiance ?
On l’a vu, la compassion n’est pas la pitié. Elle est la confiance de la vie pour elle-même, cette vie qui se sait en gestation, partout. Aussi, lorsqu'elle se reconnaît dans un être, s’empresse-t-elle de s’adresser à tous, pour dire : « Debout! En marche!
Retournez-vous, regardez dans la bonne direction !
Le Royaume est tout proche, le Royaume vient.
Ashréi…, En marche…»
«En marche… les pauvres, le Royaume est à eux. » N’en faut-il pas, de la confiance, pour que la vie dise cela ? Écoutez cette confiance. Là est votre foi, là est votre force, là est la bénédiction.
«En marche… les endeuillés, les affligés, ils seront consolés. »
« En marche. les humbles, les doux, ils auront la terre en héritage.»
« En marche. les affamés de justice, ils seront rassasiés. »
«En marche… les miséricordieux, les compatissants, il leur sera fait miséricorde. »
«En marche… les cœurs purs, ils verront Dieu.»
« En marche. les artisans de la paix, ils seront appelés fils de Dieu. »
«En marche… les persécutés pour la justice, le Royaume est à eux. »
C’est pour vous que tout cela a été dit, et pour personne d’« autre ». Alors oui, réjouissez-vous, exultez ! C’est la vie tout entière qui vous dit cela, que ce soit là-haut sur la montagne, ou ici et maintenant. C’est la même parole vivante, toujours et partout.
Tel est le message des Béatitudes. C'est un chant d'espérance, celui que toute âme espère entendre une fois dans sa vie. Honorez-le, honorez cette confiance qui vous est témoignée, et la seule façon d’honorer le chant du monde, c'est de chanter avec lui!
Le chant du monde attend votre chant.
Alléluia!