Entre le bien et le mal – Carl Jung
Ce qui paraît simple est toujours le plus difficile. En fait, la simplicité constitue l'art suprême et ainsi l'acceptation de soi-même constitue l'essence même du problème moral et le centre de toute une conception des choses. Que j'asseye le mendiant à ma table, que je pardonne à celui qui m'offense, que je m'efforce même d'aimer mon ennemi au nom du Christ est certes haute vertu. Ce que j'ai fait pour le plus misérable parmi mes frères, à travers lui je l'ai fait au Christ. Mais qu'adviendra-t-il si d'aventure je découvre que le plus misérable de tous, que le plus pauvre des mendiants, que le plus effronté des calomniateurs, que mon ennemi enfin est en moi, que c'est moi-même qui ai le plus besoin de l'aumône de ma bonté et que je suis précisément pour moi-même l'ennemi qu'il me faut aimer?
En règle général, on assiste alors à un renversement total de toute la vérité chrétienne: il n'est plus trace d'amour ni de patience et le sujet crie vengeance au faux frère qui sommeille en lui: le sujet se condamne et s'emporte contre lui-même. Vers l'extérieur nous dissimulons cela avec le plus grand soin, nous cachons cet être minable dont nous sommes aussi pétri, et nous nierons l'avoir jamais rencontré, même si c'était Dieu qui se cachait sous ces traits et qui nous abordait de la sorte, nous l'aurions renié mille fois bien avant que le coq n'ai chanté.
Malheureusement, il n'est pas douteux que l'homme est, dans l'ensemble, moins bon qu'il ne s'imagine ou ne voudrait être. Chacun est suivi d'une ombre et m oins celle-ci est incorporée dans la vie consciente de l'individu, plus elle est noire et dense. Si une infériorité est consciente, on a toujours la chance éventuelle de la corriger. De plus, elle est constamment en contact avec d'autres centres d'intérêts, de sorte qu'elle est toujours soumise à des modifications. Mais si elle est refoulée et isolée de la conscience, elle ne sera jamais corrigée.
Le fait en soi est proprement effrayant que l'homme ait un côté d'ombre, ombre qui ne comporte pas seulement – comme on se plairait à le penser – de petites faiblesses et des grains de beauté, mais aussi une dynamique franchement démoniaque. L'individu isolé est rarement au courant de ces faits; car pour lui, solitaire, il est presque impensable, ou bien invraisemblable, qu'il se dépasse en quelque point ou de quelque façon. Mais laissons cet être inoffensif constituer avec d'autres une masse, et déjà, par leur réunion, ils forment un monstre qui, à la moindre occasion, sera aisément délirant, et au sein duquel l'individu ne forme plus qu'un facteur minime, de gré ou de force, il ne peut faire autrement que de participer à la folie sanguinaire de la bête, ou même il l'y aidera de ses forces. Le pressentiment obscur de ces possibilités, qui sont le dramatique apanage de l'ombre dans l'homme, font qu'on préfère le repousser et en méconnaître l'existence. On se hérisse aveuglément contre le dogme salutaire du péché originel, qui exprime pourtant une vérité si inouïe. On hésite même à s'avouer le conflit qu'on ressent de fa4on si douloureuse.
L'homme cultivé s'efforce de réprimer en lui-même l'homme inférieur, sans réaliser que, se faisant, il contraint celui-ci à devenir révolutionnaire.
Nous portons notre passé avec nous, à savoir l'homme primitif et inférieur, avec ses avidités et ses émotions, et c'est seulement par un effort considérable que nous pouvons nous libérer de ce fardeau. Lorsqu'un être arrive à la névrose, nous avons invariablement affaire à une “ombre” considérablement intensifiée. Et si l'on veut aboutir à la guérison d'un tel cas, il est indispensable de l'aider à trouver une voie selon laquelle sa personnalité consciente et son ombre pourront vivre ensemble.
En règle général, les tendances, qui représentent les éléments antisociaux dans la structure psychique de l'homme – ce que j'appelle le “criminel statistique” dans chacun – son réprimées, c'est-à-dire consciemment et délibérément éliminées. Quant aux tendances qui d'emblée sont refoulées, elles sont habituellement de caractère douteux. Elle ne sont pas précisément antisociales, mais elles ne sont pas très conventionnelle ni socialement acceptables. Le motif qui conduit à leur répression est également douteux. Certains les répriment par pure lâcheté, d'autres encore, pour des raisons de réputation. Le refoulement est une manière demi-consciente, semi-intentionnelle de laisser aller les choses dans l'indécision ou une tentative de masquer par du mépris une impuissance à atteindre quelque chose d'inaccessible, ou bien un refus de voir, permettant de ne pas prendre conscience de ses propres désirs.
Les drames les plus insensés et les plus saisissants, on le sait, ne se déroulent pas au théâtre, mais dans le coeur de bons bourgeois que l'on rencontre sans leur prêter attention et qui, tout au plus, par une débâcle nerveuse, trahissent les combats qui se livrent en eux. Ce que le profane a le plus de difficulté à comprendre, c'est que les malades ne soupçonnent pas le moins du monde que la guerre civile a éclaté dans leur inconscient. Mais quand on sait combien d'êtres humains ne comprennent pas ce qu'ils sont, on ne doit pas trop s'étonner qu'il y en ait aussi qui ne soupçonnent rien de leurs propres conflits.
Le secret et la rétention affective entraînent des dommages auxquels la nature, en fin de compte, répond par des maladies. Entendons-nous bien: ils n'entraînent des dommages que si le secret et la rétention sont uniquement personnels; si, par contre, ils sont mis en commun, la nature se tient pour satisfaite et ils peuvent même alors être des vertus salutaires. Ce qui est insupportable, c'est la rétention personnelle. Tout se passe comme si l'humanité avec un droit irréfragable à connaître ce qu'il y a d'obscur, d'imparfait, de sot et de coupable en chacun, étant bien entendu que les choses qu'on dissimule par auto-défense sont presque toujours de cette sorte. Il semble qu'on pèche autant contre la nature en dissimulant ses points faibles qu'en vivant exclusivement selon ses faiblesses.
Si les tendances refoulées de l'ombre n'étaient que mauvaises, il n'y aurait pas de problèmes du tout. Or l'ombre est en règle général quelque chose d'inférieur, de primitif, d'inadapté et de malencontreux, mais non d'absolument mauvais. Elle contient même certaines qualités enfantines ou primitives qui pourraient dans une certaine mesure raviver et embellir l'existence humaine; seulement on se heurte à des règles établies.
En réalité, l'acceptation des côtés ombreux de la nature humaine constitue une performance qui touche à l'impossible. Qu'on réfléchisse un instant à ce que cela représente que d'accepter dans leur droit à l'existence le déraisonnable, l'insensé et le mauvais. C'est pourtant à cela qu'aspire l'homme moderne, il veut vivre par les moyens du bord, avec ce qu'il est; il veut savoir ce qu'il est et c'est pourquoi il rejette l'histoire. Il veut être hors de l'histoire ou sans histoire pour vivre de façon expérimentale et pour constater ce que les choses possèdent en elles-mêmes de valeur et de sens, abstraction faite de ce que tendraient à leur conférer les préjugés historiques.
L'oppression pure et simple de l'ombre ne constitue pas plus un remède que la décapitation ne guérit la migraine; d'autre part, détruire la morale d'un homme ne serait non plus d'aucun secours, car cela tuerait son meilleur moi, sans lequel l'ombre elle-même n'aurait plus de sens. Dès lors la réconciliation de ces contraires est un des problèmes les plus importants qui soient, et déjà dans l'Antiquité elle a préoccupé certains esprits.
L'“ombre” pris au sens le plus profond, est l'invisible queue de saurien que l'homme traîne encore derrière lui. Soigneusement séparée elle devient le serpent sacré du mystère. Seuls les singes s'en servent pour parader.
Imaginez un homme qui soit assez courageux pour retirer, sans exception, toutes ses projections et vous aurez un individu qui aura pris conscience d'une ombre étonnamment épaisse. Un tel homme s'est chargé de nouveaux problèmes et de nouveaux conflits. Pour lui-même il est devenu une grande tâche, car désormais il ne saurait plus dire que “eux” font ceci ou cela, que “les autres” sont dans l'erreur et qu'il faut “les” combattre. Il vit dans la “maison de la réflexion sur soi-même”, du recueillement intérieur. Un tel homme sait que tout ce qui va de travers dans le monde agit aussi en lui-même; si seulement il apprend à traiter comme il convient avec sa propre ombre, il aura accompli quelque chose de réel pour le monde. Il aura alors réussi à résoudre au moins une partie, ne fût-elle qu'infinitésimale, des gigantesques problèmes irrésolus de notre époque.
Du recueil L'Ame et la vie, Livre de poche, Références
Le texte qui suit a été écrit et lu le 16 mars 1915. Il ne porte pas sur la guerre mondiale en cours, mais se voulait être une sorte de “critique interrogeante” du stoïcisme et de l'approche métaphysique des stoïques. Le discours, intitulé “The Stoic Philosophy”, fut prononcé par un certain Gilbert Murray (1866-1957), professeur à Oxford et spécialiste de renommée mondiale dans l'étude de la Grèce antique, lors d'une séance du “Conway Memorial” tenue au “South Place Institute”, à Londres, je pense.
Le “Conway” qui était commémoré lors que ce mémorial n'était autre que Moncure D. Conway (1832–1907), pasteur et homme de lettres américain très prolifique, connu surtout pour sa lutte aux côtés des esclaves et pour avoir créé une colonie d'hommes libres.
Je mets un petit projecteur sur l'extrait ci-dessous, car je trouve que sa fin est à la fois de toute beauté et suscite une poursuite de la réflexion – notamment en l'étendant à la science et à la question de savoir si la science, soumise aussi aux aléas de la psychologie humaine, est une philosophie au même titre que le stoïcisme et toutes les autres philosophies.
Je mets le texte en version originale suivie par une transposition machine presque brute en français.
THE STOIC PHILOSOPHY
[…]
A Friend behind phenomena, I owe the phrase to Mr. Bevan. It is the assumption which all religions make, and sooner, or later all philosophies. The main criticism which I should be inclined to pass on Stoicism would lie here. Starting out, with every intention of facing the problem of the world by hard thought and observation, resolutely excluding all appeal to tradition and mere mythology, it ends by making this tremendous assumption, that there is a beneficent purpose in the world and that the force which moves nature is akin to ourselves. If we once grant that postulate, the details of the system fall easily into place. There may be some overstatement about the worthlessness of pleasure and worldly goods; though, after all, if there is a single great purpose in the universe, and that purpose good, I think we must admit that, in comparison with it, the happiness of any individual at this moment dwindles into utter insignificance. The good, and not any pleasure or happiness, is what matters. If there is no such purpose, well, then the problem must all be stated afresh from the beginning.
A second criticism, which is passed by modern psychologists on the Stoic system, is more searching but not so dangerous. The language of Stoicism, as of all ancient philosophy, was based on a rather crude psycho, logy. It was over-intellectualized. It paid ~ too much attention to fully conscious and rational processes, and too little attention to the enormously larger part of human conduct which is below the level of consciousness. It saw life too much as a series of separate mental acts, and not sufficiently as a continuous, ever-changing stream. Yet a very little correction of statement is all that it needs. Stoicism does not really make reason into a motive force. It explains that an “impulse,” or ópuń, of physical or biological origin rises in the mind prompting to same action, and then Reason gives or withholds , its assent. There is nothing seriously wrong here.
Other criticisms, based on the unreality of the ideal Wise Man, who acts without desire and makes no errors, seem to me of smaller importance. They depend chiefly on certain idioms or habits of language, which, though not really exact, convey a fairly correct meaning to those accustomed to them.
But the assumption of the Eternal Purpose, stands in a different category. However much refined away, it remains a vast assumption. We may discard what Professor William James used to call “ Monarchical Deism” or our own claim to personal immortality. We may base ourselves on Evolution, whether of the Darwinian or the Bergsonian sort. But we do seem to find, not only in all religions, but in practically all philosophies, some belief that man is not quite alone in the universe, but is met in his endeavours towards the good by some external help or sympathy. We find it everywhere in the unsophisticated man. We find it in the unguarded self-revelations of the most severe and conscientious Atheists.
Now, the Stoics, like many other schools of thought, drew an argument from this consensus of all mankind. It was not an absolute proof of the existence of the Gods or Providence, but it was a strong indication. The existence of a common instinctive belief in the mind of man gives at least a presumption that there must be a good cause for that belief.
This is a reasonable position. There must be some such cause. But it does not follow that the only valid cause is the truth of the content of the belief. I cannot help suspecting that this is precisely one of those points on which Stoicism, in company with almost all philosophy up to the present time, has gone astray through not sufficiently realizing its dependence on the human mind as a natural biological product. For it is very important in this matter to realize that the so-called belief is not really an intellectual judgment so much as a craving of the whole nature.
It is only of very late years that psychologists have begun to realize the enormous dominion of those forces in man of which he is normally unconscious. We cannot escape as easily as these brave men dreamed from the grip of the blind powers beneath the threshold. Indeed, as I see philosophy after philosophy falling into this unproven belief in the Friend behind phenomena, as I find that I myself cannot, except for a moment and by an effort, refrain from making the same assumption, it seems to me that perhaps here too we are under the spell of a very old ineradicable instinct. We are gregarious animals; our ancestors have been such for countless ages. We cannot help looking out on the world as gregarious animals do; we see it in terms of humanity and of fellowship.
Students of animals under domestication have shown us how the habits of a gregarious creature, taken away from his kind, are shaped in a thousand details by reference to the lost pack which is no longer there—the pack which a dog tries to smell his way back to all the time he is out walking, the pack he calls to for help when danger threatens. It is a strange and touching thing, this eternal hunger of the gregarious animal for the herd of friends who are not there. And it may be, it may very possibly be, that, in the matter of this Friend behind phenomena, our own yearning and our own almost ineradicable instinctive conviction, since they are certainly not founded on either reason or observation, are in origin the groping of a lonely-souled gregarious animal to find its herd or its herd leader in the great spaces between the stars.
At any rate, it is a belief very difficult to get rid of.
LA PHILOSOPHIE STOÏCIENNE
[…]
Un “ami derrière les phénomènes”, je dois cette phrase à M. Bevan. C'est l'hypothèse que font toutes les religions et, tôt ou tard, toutes les philosophies. La principale critique que je serais enclin à faire au stoïcisme se situerait ici. Partant de l'intention d'affronter le problème du monde par la réflexion et l'observation, excluant résolument tout recours à la tradition et à la simple mythologie, il finit par faire cette énorme supposition qu'il existe un but bénéfique dans le monde et que la force qui anime la nature est semblable à nous-mêmes. Si l'on accepte ce postulat, les détails du système se mettent facilement en place. On peut exagérer l'inutilité du plaisir et des biens de ce monde; mais, après tout, s'il n'y a qu'un seul grand dessein dans l'univers, et que ce dessein est bon, je pense que nous devons admettre que, par rapport à lui, le bonheur de n'importe quel individu en ce moment tombe dans l'insignifiance la plus totale. C'est le bien, et non un quelconque plaisir ou bonheur, qui importe. Si cette finalité n'existe pas, eh bien, le problème doit être posé à nouveau depuis le début.
Une seconde critique, formulée par les psychologues modernes à l'égard du système stoïcien, est plus approfondie mais moins dangereuse. Le langage du stoïcisme, comme de toute la philosophie antique, était basé sur une psychologie assez grossière. Il était sur-intellectualisé. Il accordait beaucoup trop d'attention aux processus pleinement conscients et rationnels, et trop peu d'attention à la part énormément plus importante de la conduite humaine qui se situe en dessous du niveau de la conscience. Elle voyait trop la vie comme une série d'actes mentaux distincts, et pas assez comme un flux continu et en perpétuel changement. Pourtant, une toute petite correction de l'énoncé est tout ce dont il a besoin. Le stoïcisme ne fait pas vraiment de la raison une force motrice. Il explique qu'une “impulsion” d'origine physique ou biologique s'élève dans l'esprit pour inciter à une même action, puis la Raison donne ou refuse son assentiment. Mais cet point de vue ne me pose pas de problème sérieux ici.
D'autres critiques, fondées sur l'irréalité du Sage idéal, qui agit sans désir et ne commet aucune erreur, me semblent de moindre importance. Elles dépendent surtout de certains idiomes ou habitudes de langage, qui, sans être vraiment exacts, transmettent un sens assez correct à ceux qui y sont habitués.
Mais l'hypothèse de l'objectif éternel se situe dans une catégorie différente. Aussi raffinée soit-elle, elle reste une vaste hypothèse. Nous pouvons écarter ce que le professeur William James appelait le “déisme monarchique” ou notre propre prétention à l'immortalité personnelle. Nous pouvons nous baser sur l'évolution, qu'elle soit de type darwinien ou bergsonien. Mais nous semblons trouver, non seulement dans toutes les religions, mais dans presque toutes les philosophies, une certaine croyance que l'homme n'est pas tout à fait seul dans l'univers, mais qu'il est aidé dans ses efforts vers le bien par une aide ou une sympathie extérieure. Nous la trouvons partout chez l'homme non sophistiqué. Nous la trouvons dans les révélations spontanées des athées les plus sévères et les plus consciencieux.
Or, les stoïciens, comme beaucoup d'autres écoles de pensée, tiraient un argument de ce consensus de toute l'humanité. Ce n'était pas une preuve absolue de l'existence des Dieux ou de la Providence, mais c'était une forte indication. L'existence d'une croyance instinctive commune dans l'esprit de l'homme donne au moins une présomption qu'il doit y avoir une bonne cause pour cette croyance.
C'est un point de vue raisonnable. Il doit y avoir une telle cause. Mais il ne s'ensuit pas que la seule cause valable soit la vérité du contenu de la croyance. Je ne peux m'empêcher de soupçonner que c'est précisément l'un des points sur lesquels le stoïcisme, en compagnie de presque toute la philosophie jusqu'à présent, s'est égaré en ne réalisant pas suffisamment sa dépendance à l'égard de l'esprit humain en tant que produit biologique naturel. Car il est très important, dans ce domaine, de se rendre compte que la soi-disant croyance n'est pas tant un jugement intellectuel qu'un besoin de la nature entière.
Ce n'est que très récemment que les psychologues ont commencé à se rendre compte de l'énorme domination qu'exercent sur l'homme ces forces dont il est normalement inconscient. Nous ne pouvons pas nous échapper aussi facilement que ces hommes courageux l'ont rêvé, de l'emprise des pouvoirs aveugles qui se cachent sous le seuil. En effet, alors que je vois philosophie après philosophie tomber dans cette croyance non prouvée en l'“Ami derrière les phénomènes”, alors que je constate que je ne peux moi-même, sauf pour un moment et par un effort, m'abstenir de faire la même supposition, il me semble que peut-être ici aussi nous sommes sous le charme d'un très vieil instinct indéracinable. Nous sommes des animaux grégaires; nos ancêtres l'ont été pendant d'innombrables siècles. Nous ne pouvons nous empêcher de regarder le monde comme le font les animaux grégaires; nous le voyons en termes d'humanité et de camaraderie.
Les étudiants qui étudient les animaux domestiqués nous ont montré comment les habitudes d'une créature grégaire, enlevée à son espèce, sont façonnées dans mille détails par référence à la meute perdue qui n'est plus là - la meute que le chien essaie de retrouver à l'odeur tout au long de sa promenade, la meute qu'il appelle à l'aide quand le danger menace. C'est une chose étrange et touchante, cette faim éternelle de l'animal grégaire pour le troupeau d'amis qui n'est pas là. Et il se peut, il se peut très bien, qu'en ce qui concerne cet Ami derrière les phénomènes, notre propre désir et notre conviction instinctive presque inexorable, puisqu'ils ne sont certainement pas fondés sur la raison ou l'observation, soient à l'origine les tâtonnements d'un animal grégaire à l'âme solitaire pour trouver son troupeau ou son chef de troupeau dans les grands espaces entre les étoiles.
En tout cas, c'est une croyance dont il est très difficile de se débarrasser.
Sur le chemin d'être dans le stoïcisme aujourd'hui.
Le manuel d'Epictète – extraits
V.
Ce qui tourmente les hommes, ce n'est pas la réalité mais les jugements qu'ils portent sur elle. Ainsi, la mort n'a rien de redoutable. Socrate lui-même était de cet avis: la chose à craindre, c'est l'opinion que la mort est redoutable. Donc,lorsque quelque chose nous contrarie, nous tourmente ou nous chagrine, n'en accusons personne d'autre que nous-mêmes: c'est-à-dire nos opinions. C'est la marque d'un petit esprit de s'en prendre à autrui lorsqu'il échoue dans ce qu'il a entrepris; celui qui exerce sur soi un travail spirituel s'en prendra à soi-même; celui qui achèvera ce travail ne s'en prendra ni à soi ni aux autres.
VIII.
N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites; décide de vouloir ce qui arrive comme cela arrive et tu seras heureux.
IX.
La maladie est une gêne pour le corps; pas pour la liberté de choisir, à moins qu'on ne l'abdique soi-même. Avoir un pied trop court est une gêne pour le corps, pas pour la liberté de choisir. Aie cette réponse à l'esprit en toute occasion: tu verras que la gêne est pour les choses ou pour les autres, non pour toi.
XI.
Ne dis jamais, à propos de rien, que tu l'as perdu; dis: «Je l'ai rendu.» Ton enfant est mort? Tu l'as rendu. Ta femme est morte? Tu l'as rendue. On t'a volé? Eh bien, ce que l'on t'a volé, tu l'as rendu. «Mais c'est un scélérat qui me l'a pris!» Que t'importe le moyen dont s'est servi, pour le reprendre, celui qui te l'avait donné? En attendant le moment de le rendre, en revanche, prends-en soin comme d'une chose qui ne t'appartient pas, comme font les voyageurs dans une auberge.
XII.
1. Si tu veux faire des progrès, laisse tomber les réflexions du genre: «Si je néglige mes intérêts, je n'aurai même pas de quoi vivre.» «Si je ne suis pas assez sévère avec mon esclave, il me servira mal.» Mieux vaut mourir de faim délivré du chagrin et de la peur, que vivre dans l'abondance au milieu des angoisses. Mieux vaut être mal servi par son esclave que malheureux.
2. Commence donc par les petites choses. On gaspille ton huile, on vole ton vin? Dis-toi: c'est le prix de la tranquillité, c'est le prix d'une âme sans trouble. On n'a jamais rien pour rien. Quand tu as besoin de ton esclave, souviens-toi qu'il peut ne pas venir et que, s'il vient, il exécutera peut-être tes ordres à tort et à travers. Mais il n'a pas le pouvoir que ta tranquillité dépende de lui.
XIV.
2. Tout homme a pour maître celui qui peut lui apporter ou lui soustraire ce qu'il désire ou ce qu'il craint. Que ceux qui veulent être libres s'abstiennent donc de vouloir ce qui ne dépend pas d'eux seuls: sinon, inévitablement, ils seront esclaves.
XVII.
Souviens-toi que tu joues dans une pièce qu'a choisie le metteur en scène: courte, s'il l'a voulue courte, longue, s'il l'a voulue longue. S'il te fait jouer le rôle d'un mendiant, joue-le de ton mieux; et fais de même, que tu joues un boiteux, un homme d'État ou un simple particulier. Le choix du rôle est l'affaire d'un autre.
XXII.
Si ton désir te pousse vers la philosophie, prépare-toi à être partout en butte aux moqueries et aux sarcasmes; à entendre dire: «Voyez-le devenu soudainement philosophe!» ou «Qu'est-ce qui nous vaut cette arrogance?» Mais toi, ne sois pas arrogant; tiens-t'en fermement aux conduites qui te semblent les meilleures, conscient que c'est le dieu qui t'a mis à ce poste. Et souviens-toi que, si tu restes constant dans ces principes, ceux qui au début se moquaient de toi finiront par t'admirer; tandis que si tu ne te montres pas à la hauteur, on rira de toi deux fois plus fort.
XXVII.
De même qu'on ne place pas de cible pour recevoir les tirs ratés, de même il n'y a pas de place pour le mal dans l'ordre universel.
XXXVIII.
Tout comme tu fais attention, en te promenant, à ne pas marcher sur un clou et à ne pas te tordre la cheville, fais attention aussi à ne pas faire de mal à ce qui dirige ton âme. En gardant cette nécessité à l'esprit au seuil de chaque entreprise, nous ferons plus sûrement ce que nous avons à faire.
XXXIX-
Pour ce que l'on doit avoir ou posséder la mesure est le corps, comme le pied est celle de la chaussure. Si tu t'en tiens à ce critère, tu garderas la mesure. Mais si tu vas au-delà, tu seras forcément entraîné comme du haut d'une falaise. Pour la chaussure, si tu vas au-delà des besoins du pied, tu la voudras couverte d'or, puis teinte en pourpre, puis brodée. Une fois qu'on a passé la mesure, il n'y a plus aucune limite.
XLII.
Face à quelqu'un qui te fait du tort par sa conduite ou ses propos, souviens-toi que s'il agit ainsi, c'est qu'il pense avoir raison. Il ne lui est pas possible de régler sa conduite sur ta façon de penser: c'est la sienne qui le guide, et, si elle est erronée, il se fait du tort à lui-même en demeurant dans son erreur. En effet, si une vérité complexe passe pour un mensonge, ce n'est pas la complexité qui est en faute, mais bien celui qui se trompe. En te fondant sur ce principe, tu garderas ton sang-froid face à ceux qui t'insultent: chaque fois, tu n'auras qu'à te dire: «C'est ce que lui pense.»
XLIII.
Toute chose donne prise sur deux côtés: l'un permet de la porter, l'autre non. Si ton frère te fait du tort, ne prends pas cela en te disant qu'il te fait du tort (c'est le côté impossible à porter), dis-toi plutôt que c'est ton frère, ton compagnon, tu prendras ainsi la chose du côté où l'on peut la porter.
XLVIII.
1. Attitude et caractère de l'homme ordinaire: il n'attend rien, en bien ou en mal, de soi-même, et tout des circonstances extérieures. Attitude et caractère du philosophe: il attend tout, en bien comme en mal, de soi-même.
LII.
1. Le premier domaine de la philosophie et le plus indispensable, c'est la mise en pratique des principes, comme, par exemple, l'interdiction de mentir. Le second concerne les démonstrations: ainsi, pourquoi ne faut-il pas mentir. Le troisième explique et analyse les deux premiers: ainsi, la reconnaissance qu'on est en présence d'une démonstration; ce que sont une démonstration, une déduction, le vrai, le faux, etc. Par conséquent, le troisième domaine est indispensable pour
accéder au second, comme le second pour accéder au premier.
2. Mais le plus indispensable, le terme de toute recherche, c'est le premier. Seulement, nous faisons tout à l'envers: nous nous attardons au troisième, nous lui consacrons tous nos efforts en oubliant complètement le premier. Voilà pourquoi nous mentons sans cesse en étant prêts, cependant, à exprimer le raisonnement qui prouve qu'il ne faut pas mentir…
LIII.
4. «Anytos et Mélétos peuvent me tuer, ils ne peuvent me nuire.»