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Souffle sain pour vent toxique (13)

Entre le bien et le mal – Carl Jung

Ce qui paraît simple est toujours le plus difficile. En fait, la simplicité constitue l'art suprême et ainsi l'acceptation de soi-même constitue l'essence même du problème moral et le centre de toute une conception des choses. Que j'asseye le mendiant à ma table, que je pardonne à celui qui m'offense, que je m'efforce même d'aimer mon ennemi au nom du Christ est certes haute vertu. Ce que j'ai fait pour le plus misérable parmi mes frères, à travers lui je l'ai fait au Christ. Mais qu'adviendra-t-il si d'aventure je découvre que le plus misérable de tous, que le plus pauvre des mendiants, que le plus effronté des calomniateurs, que mon ennemi enfin est en moi, que c'est moi-même qui ai le plus besoin de l'aumône de ma bonté et que je suis précisément pour moi-même l'ennemi qu'il me faut aimer?

En règle général, on assiste alors à un renversement total de toute la vérité chrétienne: il n'est plus trace d'amour ni de patience et le sujet crie vengeance au faux frère qui sommeille en lui: le sujet se condamne et s'emporte contre lui-même. Vers l'extérieur nous dissimulons cela avec le plus grand soin, nous cachons cet être minable dont nous sommes aussi pétri, et nous nierons l'avoir jamais rencontré, même si c'était Dieu qui se cachait sous ces traits et qui nous abordait de la sorte, nous l'aurions renié mille fois bien avant que le coq n'ai chanté.

Malheureusement, il n'est pas douteux que l'homme est, dans l'ensemble, moins bon qu'il ne s'imagine ou ne voudrait être. Chacun est suivi d'une ombre et m oins celle-ci est incorporée dans la vie consciente de l'individu, plus elle est noire et dense. Si une infériorité est consciente, on a toujours la chance éventuelle de la corriger. De plus, elle est constamment en contact avec d'autres centres d'intérêts, de sorte qu'elle est toujours soumise à des modifications. Mais si elle est refoulée et isolée de la conscience, elle ne sera jamais corrigée.

Le fait en soi est proprement effrayant que l'homme ait un côté d'ombre, ombre qui ne comporte pas seulement – comme on se plairait à le penser – de petites faiblesses et des grains de beauté, mais aussi une dynamique franchement démoniaque. L'individu isolé est rarement au courant de ces faits; car pour lui, solitaire, il est presque impensable, ou bien invraisemblable, qu'il se dépasse en quelque point ou de quelque façon. Mais laissons cet être inoffensif constituer avec d'autres une masse, et déjà, par leur réunion, ils forment un monstre qui, à la moindre occasion, sera aisément délirant, et au sein duquel l'individu ne forme plus qu'un facteur minime, de gré ou de force, il ne peut faire autrement que de participer à la folie sanguinaire de la bête, ou même il l'y aidera de ses forces. Le pressentiment obscur de ces possibilités, qui sont le dramatique apanage de l'ombre dans l'homme, font qu'on préfère le repousser et en méconnaître l'existence. On se hérisse aveuglément contre le dogme salutaire du péché originel, qui exprime pourtant une vérité si inouïe. On hésite même à s'avouer le conflit qu'on ressent de fa4on si douloureuse.

L'homme cultivé s'efforce de réprimer en lui-même l'homme inférieur, sans réaliser que, se faisant, il contraint celui-ci à devenir révolutionnaire.

Nous portons notre passé avec nous, à savoir l'homme primitif et inférieur, avec ses avidités et ses émotions, et c'est seulement par un effort considérable que nous pouvons nous libérer de ce fardeau. Lorsqu'un être arrive à la névrose, nous avons invariablement affaire à une “ombre” considérablement intensifiée. Et si l'on veut aboutir à la guérison d'un tel cas, il est indispensable de l'aider à trouver une voie selon laquelle sa personnalité consciente et son ombre pourront vivre ensemble.

En règle général, les tendances, qui représentent les éléments antisociaux dans la structure psychique de l'homme – ce que j'appelle le “criminel statistique” dans chacun – son réprimées, c'est-à-dire consciemment et délibérément éliminées. Quant aux tendances qui d'emblée sont refoulées, elles sont habituellement de caractère douteux. Elle ne sont pas précisément antisociales, mais elles ne sont pas très conventionnelle ni socialement acceptables. Le motif qui conduit à leur répression est également douteux. Certains les répriment par pure lâcheté, d'autres encore, pour des raisons de réputation. Le refoulement est une manière demi-consciente, semi-intentionnelle de laisser aller les choses dans l'indécision ou une tentative de masquer par du mépris une impuissance à atteindre quelque chose d'inaccessible, ou bien un refus de voir, permettant de ne pas prendre conscience de ses propres désirs.

Les drames les plus insensés et les plus saisissants, on le sait, ne se déroulent pas au théâtre, mais dans le coeur de bons bourgeois que l'on rencontre sans leur prêter attention et qui, tout au plus, par une débâcle nerveuse, trahissent les combats qui se livrent en eux. Ce que le profane a le plus de difficulté à comprendre, c'est que les malades ne soupçonnent pas le moins du monde que la guerre civile a éclaté dans leur inconscient. Mais quand on sait combien d'êtres humains ne comprennent pas ce qu'ils sont, on ne doit pas trop s'étonner qu'il y en ait aussi qui ne soupçonnent rien de leurs propres conflits.

Le secret et la rétention affective entraînent des dommages auxquels la nature, en fin de compte, répond par des maladies. Entendons-nous bien: ils n'entraînent des dommages que si le secret et la rétention sont uniquement personnels; si, par contre, ils sont mis en commun, la nature se tient pour satisfaite et ils peuvent même alors être des vertus salutaires. Ce qui est insupportable, c'est la rétention personnelle. Tout se passe comme si l'humanité avec un droit irréfragable à connaître ce qu'il y a d'obscur, d'imparfait, de sot et de coupable en chacun, étant bien entendu que les choses qu'on dissimule par auto-défense sont presque toujours de cette sorte. Il semble qu'on pèche autant contre la nature en dissimulant ses points faibles qu'en vivant exclusivement selon ses faiblesses.

Si les tendances refoulées de l'ombre n'étaient que mauvaises, il n'y aurait pas de problèmes du tout. Or l'ombre est en règle général quelque chose d'inférieur, de primitif, d'inadapté et de malencontreux, mais non d'absolument mauvais. Elle contient même certaines qualités enfantines ou primitives qui pourraient dans une certaine mesure raviver et embellir l'existence humaine; seulement on se heurte à des règles établies.

En réalité, l'acceptation des côtés ombreux de la nature humaine constitue une performance qui touche à l'impossible. Qu'on réfléchisse un instant à ce que cela représente que d'accepter dans leur droit à l'existence le déraisonnable, l'insensé et le mauvais. C'est pourtant à cela qu'aspire l'homme moderne, il veut vivre par les moyens du bord, avec ce qu'il est; il veut savoir ce qu'il est et c'est pourquoi il rejette l'histoire. Il veut être hors de l'histoire ou sans histoire pour vivre de façon expérimentale et pour constater ce que les choses possèdent en elles-mêmes de valeur et de sens, abstraction faite de ce que tendraient à leur conférer les préjugés historiques.

L'oppression pure et simple de l'ombre ne constitue pas plus un remède que la décapitation ne guérit la migraine; d'autre part, détruire la morale d'un homme ne serait non plus d'aucun secours, car cela tuerait son meilleur moi, sans lequel l'ombre elle-même n'aurait plus de sens. Dès lors la réconciliation de ces contraires est un des problèmes les plus importants qui soient, et déjà dans l'Antiquité elle a préoccupé certains esprits.

L'“ombre” pris au sens le plus profond, est l'invisible queue de saurien que l'homme traîne encore derrière lui. Soigneusement séparée elle devient le serpent sacré du mystère. Seuls les singes s'en servent pour parader.

Imaginez un homme qui soit assez courageux pour retirer, sans exception, toutes ses projections et vous aurez un individu qui aura pris conscience d'une ombre étonnamment épaisse. Un tel homme s'est chargé de nouveaux problèmes et de nouveaux conflits. Pour lui-même il est devenu une grande tâche, car désormais il ne saurait plus dire que “eux” font ceci ou cela, que “les autres” sont dans l'erreur et qu'il faut “les” combattre. Il vit dans la “maison de la réflexion sur soi-même”, du recueillement intérieur. Un tel homme sait que tout ce qui va de travers dans le monde agit aussi en lui-même; si seulement il apprend à traiter comme il convient avec sa propre ombre, il aura accompli quelque chose de réel pour le monde. Il aura alors réussi à résoudre au moins une partie, ne fût-elle qu'infinitésimale, des gigantesques problèmes irrésolus de notre époque.

Du recueil L'Ame et la vie, Livre de poche, Références

billets/2022/0102souffle_sain_pour_vent_toxique_13.txt · Dernière modification : 02/01/2022 19:06 de david