Ce texte est tiré du livre d'Henri Nouwen “Le retour de l'enfant prodigue”. Il faut absolument que vous lisiez tout le livre pour en comprendre le cheminement. Mais si la conclusion ci-dessous ne suffira très certainement pas à elle-même, elle est déjà bien pleine de sens…
La première fois que j'ai vu le Fils prodigue de Rembrandt, ce fut le commencement d’un cheminement spirituel qui m'a amené à écrire ce livre. Alors que je m’apprête à conclure, je découvre quel long chemin j'ai parcouru.
Dès le début, j'étais prêt à accepter que non seulement le fils cadet mais aussi le fils aîné me révéleraient un aspect important de mon cheminement spirituel. Pendant longtemps, le père est demeuré «l’autre», celui qui me recevrait, me pardonnerait, m’offrirait une maison et me donnerait paix et joie. Le père était l’endroit où revenir, le but de mon voyage, le lieu du repos final. Ce n’est que graduellement et douloureusement que j'en suis venu à réaliser que mon cheminement spirituel ne serait pas complet, aussi longtemps que le père resterait quelqu'un de l'extérieur, un étranger.
Il était devenu évident que même la meilleure formation théologique et spirituelle ne m'avait pas complètement libéré de l’image d’un Dieu Père qui demeurait quelque peu menaçant et terrifiant. Malgré tout ce que j'avais appris de l’amour du Père, je n’étais pas capable d'abandonner l’idée d’une autorité au-dessus de moi, qui avait un pouvoir sur moi et qui l'utiliserait à sa guise. En quelque sorte, l'amour de Dieu pour moi était limité par ma crainte du pouvoir de Dieu et il me semblait prudent de garder une certaine distance, même si mon désir d’intimité était immense. Je sais que mon expérience est aussi celle de beaucoup d’autres personnes. J’ai vu combien la peur d’être soumis à la vengeance et à la punition de Dieu avait paralysé la vie mentale et émotive de beaucoup de gens, indépendamment de leur âge, de leurs croyances ou de leur style de vie. Cette peur paralysante de Dieu est une des grandes tragédies de notre humanité.
Le tableau de Rembrandt et sa vie tragique m’ont fourni le contexte qui m’a permis de découvrir ceci: l’étape finale de la vie spirituelle est de pouvoir se débarrasser si totalement de la peur de Dieu qu’il devient possible alors de devenir semblable à lui. Tant que le Père évoque la peur, il reste un étranger et ne peut demeurer en moi. Mais Rembrandt, qui m'a montré chez le Père une vulnérabilité suprême, m’a fait prendre conscience que ma vocation finale est, en effet, de devenir semblable au Père et d’imiter sa miséricorde divine dans ma vie quotidienne. Bien que je sois à la fois le fils cadet et le fils aîné, je n’ai pas à le demeurer, mais à devenir le Père. Aucun père et aucune mère ne sont devenus père et mère sans d’abord avoir été fils ou fille, mais chaque fils et chaque fille doivent choisir consciemment de quitter l’enfance, avant de devenir père et mère pour d’autres. C’est un pas dans la solitude difficile à franchir, surtout à une époque de l’histoire où il est si difficile de bien vivre la condition de parents; mais c’est une étape essentielle pour l’accomplissement du cheminement spirituel.
Bien que Rembrandt ne place pas le père au centre de son tableau, il est clair que le père est au cœur de cet événement. C’est de lui que vient toute la lumière, c’est vers lui que toute l'attention est dirigée. Fidèle à la parabole, Rembrandt a voulu que notre attention première soit accordée au père, avant toute autre personne.
Je suis étonné de voir combien de temps cela m’a pris avant que le père devienne le centre de mon attention. C'était tellement facile de m’identifier aux deux fils. Leur errance extérieure et intérieure est tellement compréhensible et si profondément humaine que l’identification se fait presque spontanément, dès que les liens sont signalés. Pendant longtemps, je m'étais identifié si totalement au fils cadet qu’il ne m'était pas venu à esprit que je pouvais ressembler davantage au fils aîné. Mais dès qu'un ami m'a dit: «Ne serais-tu pas le fils aîné de la parabole? »,, il m’a été difficile de voir autre chose. De la même manière, nous participons tous, à un degré ou à un autre, à toutes les formes de blessures humaines. Ni la cupidité, ni la colère, ni la convoitise, ni le ressentiment, ni la frivolité, ni la jalousie ne sont complètement absents de chacune de nos vies. Notre blessure humaine peut s’exprimer de différentes façons, mais il n’y a ni offense, ni crime, ni guerre qui n’aient leurs racines dans notre propre cœur.
Mais qu’en est-il du père? Pourquoi accorder tant d’attention aux fils, quand c’est le père qui est au cœur, et quand c’est le père à qui j’ai à m’identifier? Pourquoi tant parler d’être comme les fils, alors que la vraie question est: « Es-tu intéressé à être comme le père ?» Cela fait du bien de pouvoir dire : «Ces fils me ressemblent.» On a l'impression d’être compris. Mais comment se sent-on quand on dit: «Le père est comme moi»? Est-ce que je veux être comme le père ? non seulement celui à qui on pardonne, mais aussi celui qui pardonne; non seulement celui qui est accueilli à la maison, mais aussi celui qui accueille; non seulement celui à qui on fait miséricorde, mais également celui qui l'offre ?
N'y a-t-il pas une pression subtile, de la part de l'Église et de la société, pour qu’on demeure comme un enfant dépendant? L'Église, dans le passé, n’a-t-elle pas mis l'accent sur une forme d’obéissance qui a rendu difficile la reconnaissance d’une paternité spirituelle, et notre société de consommation ne nous encourage-t-elle pas à succomber à des gratifications enfantines? Qui nous a vraiment mis au défi de nous libérer de nos dépendances immatures et d’accepter le poids des responsabilités adultes ? N’essayons-nous pas constamment d'échapper au devoir terrible de la paternité? Rembrandt l’a sûrement fait. Ce n’est qu'après beaucoup de peine et de souffrance, alors qu’il approchait de la mort, qu’il a été capable de peindre la vraie paternité spirituelle.
L'affirmation la plus radicale que Jésus ait faite est peut-être celle-ci: «Montrez-vous miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. »>(Lc 6,36) La compassion de Dieu est décrite par Jésus, non seulement pour me montrer combien Dieu désire prendre soin de moi, ou me pardonner mes péchés et m'offrir une vie nouvelle remplie de bonheur, mais aussi pour m'inviter à devenir comme Dieu et à témoigner aux autres la même compassion que lui me témoigne. Si la seule signification de la parabole était que les gens pèchent mais que Dieu pardonne, je pourrais facilement commencer à penser que mes péchés sont une excellente occasion pour Dieu de me montrer son pardon. Il n’y aurait aucun défi dans une telle interprétation. Je me résignerais à mes faiblesses et je continuerais à espérer que finalement Dieu fermera les yeux et me laissera entrer à la maison, quoi que je fasse. Un tel romantisme sentimental n’est pas conforme au message évangélique.
Peu importe que je sois le fils prodigue ou le fils aîné, je suis le fils d’un Père miséricordieux. C’est cela que je suis appelé à réaliser. Je suis un héritier. Personne ne le dit plus clairement que Paul, quand il écrit: «L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu. Enfants, et donc héritiers; héritiers de Dieu et co-héritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui.» (Ry 8,16-17) En effet, en tant que fils et héritier, je suis appelé à la succession. Je suis destiné à prendre la place de mon Père et à offrir aux autres la même compassion qu’il m’a offerte. Le retour au Père est finalement le défi de devenir le Père.
Cet appel à devenir le Père exclut toute interprétation mièvre de la parabole. Je sais combien je désire rentrer et être embrassé, mais est-ce que je veux vraiment être le fils et l’héritier, avec tout ce que cela comporte ? Être dans la maison de mon Père requiert que je fasse mienne la vie du Père, et que je me laisse transformer à son image.
En me regardant dans un miroir, il n’y a pas longtemps, j'ai été frappé par ma ressemblance avec mon père. En voyant mes traits, jai soudain reconnu l’homme que j’avais vu quand j'avais vingt-sept ans: l’homme que javais admiré en même temps que critiqué, aimé en même temps que craint. J'avais dépensé beaucoup d’énergie à essayer de trouver mon être propre face à cette personne, et beaucoup de questions relatives à mon identité et à mon avenir avaient été façonnées par le fait d’être le fils de cet homme. En voyant apparaître cet homme dans le miroir, j'ai été renversé de constater que toutes les différences, dont j'étais devenu conscient pendant ma vie, étaient bien petites par rapport aux ressemblances. J’ai éprouvé un choc en réalisant que j'étais en effet héritier, successeur, celui qui est admiré, craint, louangé et incompris des autres, tout comme mon père l'avait été par moi.
La paternité de compassion
Le portrait du père du fils prodigue, tel que peint par Rembrandt, me fait comprendre que je n’ai plus à utiliser ma condition de fils pour garder mes distances. Après avoir exploité au maximum cette condition de fils, le temps est venu de surmonter tous les obstacles et de m’approprier cette vérité: devenir le vieillard qui est devant moi est vraiment tout ce que je désire pour moi-même. Je ne peux pas demeurer un enfant toute ma vie, je ne peux pas pointer mon père du doigt pour excuser l’échec de ma vie. Je dois oser étendre mes propres mains en signe de bénédiction, et accueillir avec grande compassion mes enfants, peu importe ce qu’ils pensent de moi ou éprouvent à mon égard. Puisque devenir le Père miséricordieux est le but ultime de la vie spirituelle, comme il est dit dans la parabole et exprimé dans le tableau de Rembrandt, il me faut maintenant en explorer toute la signification.
Il faut d’abord que je me rappelle le contexte dans lequel Jésus raconte l’histoire de «l’homme qui avait deux fils». Luc écrit: «Les publicains et les pécheurs s’approchaient tous de | lui pour l’entendre. Et les pharisiens et les scribes de murmurer: Cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux.» (Le 15,1-2) Ils remettent en question sa légitimité comme enseignant, en lui reprochant sa proximité avec les pécheurs. En réponse à ces critiques, Jésus raconte les paraboles de la brebis perdue, de la drachme perdue et du fils prodigue.
Jésus veut montrer clairement que le Dieu dont il parle est un Dieu miséricordieux, qui accueille avec joie dans sa maison les pécheurs repentants. Par conséquent, le fait de fréquenter les gens de mauvaise réputation et de manger avec eux ne contredit pas son enseignement sur Dieu mais, au contraire, l’incarne dans la vie de tous les jours. Si Dieu pardonne aux pécheurs, alors ceux qui ont foi en Dieu devraient également pardonner. Si Dieu accueille les pécheurs dans sa maison, alors ceux qui font confiance à Dieu devraient agir ainsi. Si Dieu est miséricordieux, alors ceux qui aiment Dieu devraient l’être à leur tour. Le Dieu que Jésus annonce et au nom de qui il agit est le Dieu de la compassion, le Dieu qui s'offre en exemple, comme le modèle de tout comportement humain.
Mais il y a plus. Devenir semblable au Père céleste n’est pas seulement un aspect important de l’enseignement de Jésus, c’est le cœur même de son message. Le radicalisme des paroles de Jésus et l'impossibilité apparente de ses exigences sont très évidents quand on les entend comme faisant partie d’un appel général à devenir et à être de véritables fils et filles de Dieu.
Tant que nous appartiendrons à ce monde-ci, nous demeurerons assujettis à son mode compétitif, avec l’espérance d’être récompensés pour tout le bien que nous ferons. Mais quand nous appartenons à Dieu, qui nous aime de façon inconditionnelle, nous pouvons vivre comme lui. La grande conversion à laquelle nous invite Jésus, c’est de passer d’une appartenance à ce monde à une appartenance à Dieu.
Quand, peu de temps avant sa mort, Jésus prie pour ses disciples, il dit: «Père, ils ne sont pas du monde, comme moi je : ne suis pas du monde… Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé.» (Jn 17,16-21)
Une fois rendus dans la maison de Dieu comme fils et filles de sa maisonnée, nous pouvons être comme lui, aimer comme lui, être bons comme lui, prendre soin comme lui. Jésus ne laisse aucun doute là-dessus quand il explique : «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on ?
Même les pécheurs en font autant. Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on?
Même des pécheurs prêtent à des pécheurs pour en recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les Fils du Très-Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants. Montrez-vous miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. > (Lc 6,32-36)
Tel est le cœur du message évangélique. La façon dont les êtres humains sont appelés à s'aimer les uns les autres est la façon même de Dieu. Nous sommes appelés à nous aimer les uns les autres, avec le même amour généreux et accueillant que nous voyons dans la représentation du père, comme Va peint Rembrandt. La compassion qui est exigée de notre façon d’aimer ne peut aucunement s’appuyer sur la compétition. Il s’agit d’une compassion absolue d’où toute trace de compétition est exclue. Elle doit être un amour radical des ennemis. Si nous voulons non seulement être reçus par Dieu mais accueillir comme Dieu, il nous faut devenir comme le Père céleste et voir le monde à travers ses yeux.
Mais plus important encore que le contexte de la parabole et l’enseignement explicite de Jésus, il y a la personne même de Jésus. Jésus est le vrai Fils du Père. Il est le modèle à suivre pour devenir comme le Père. En lui demeure la plénitude de Dieu. En lui réside toute la connaissance de Dieu; toute la gloire de Dieu demeure en lui; toute la puissance de Dieu lui appartient. Son union avec le Père est si intime et si complète que voir Jésus, c’est voir le Père. «Montre-nous le Père», demande Philippe. Jésus lui répond: « Qui m'a vu a vu le Père.» (Jn 14,9)
Jésus nous montre ce qu’est la véritable filiation. Il est le fils cadet, sans la révolte. Il est le fils aîné, sans la rancune. En toutes choses, il obéit à son Père, mais il n’est pas son esclave. Il entend tout ce que le Père dit, mais cela ne fait pas de lui un serviteur. Il fait tout ce que le Père lui demande de faire, mais il reste complètement libre. Il donne tout et il reçoit tout. Il déclare ouvertement: «En vérité, je vous le dis, le Fils ne peut faire de lui-même rien qu’il ne voie faire au Père: ce que fait celui-ci, le Fils le fait pareillement. Car le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait. Il lui montrera des œuvres plus grandes encore que celles-ci: vous en serez stupéfaits. Comme le Père en effet ressuscite les morts et les rend à la vie, ainsi le Fils donne vie à qui il veut. Car le Père ne juge personne: tout le jugement, il l’a remis au Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père.» (Jn 5,19-23)
Telle est la filiation divine. Et c’est à cette filiation que je suis appelé. Le mystère de la rédemption, c’est que le Fils de Dieu s’est fait chair, pour que tous les enfants perdus de Dieu puissent devenir fils et filles, à la manière de Jésus. Dans cette perspective, la parabole du fils prodigue prend une dimension toute nouvelle. Jésus, le bien-aimé du Père, quitte la maison de son Père pour prendre sur lui les péchés de tous les enfants égarés du Père, afin de les ramener à la maison. Mais tout en quittant la maison, Jésus reste près de son Père et, par son obéissance totale, il offre la guérison à ses frères et sœurs pleins de ressentiment. Ainsi, à cause de moi, Jésus devient le fils cadet ainsi que le fils aîné, pour me montrer comment devenir le Père. Par lui, je peux redevenir un véritable fils et, en tant que tel, je peux finalement grandir et devenir miséricordieux, comme notre Père céleste l’est.
À mesure que les années passent, je découvre combien ardue et stimulante, mais aussi combien gratifiante est cette croissance dans la paternité spirituelle. Le tableau de Rembrandt exclut l’idée que cette quête ait quelque chose à voir avec le pouvoir, l'influence ou le contrôle. J'ai peut-être eu l'illusion qu’un jour tous les chefs disparaîtraient et que finalement, ce serait moi le chef. Mais ça, c’est la mentalité du monde où le pouvoir est la principale préoccupation. Et ce n’est pas difficile d'imaginer que ceux qui ont essayé toute leur vie de se débarrasser de leurs chefs ne seront guère différents de leurs prédécesseurs, une fois qu’ils auront accédé au pouvoir. La paternité spirituelle n’a rien à voir avec le pouvoir ou le contrôle. C’est une paternité de compassion. Et il me faut continuellement regarder le père, embrassant le fils prodigue, pour entrevoir cela.
Malgré mes intentions les meilleures, je me surprends à lutter continuellement pour conquérir le pouvoir. Quand je donne un conseil, je veux savoir s’il a été suivi; quand j'offre de l’aide, je veux être remercié; quand je donne de l'argent, Je veux qu’il soit utilisé comme je l’entends; quand je fais quelque chose de bien, je veux qu’on s’en souvienne. Peut-être que je n'aurai pas de statue, ni même une plaque commémorative, mais je suis toujours préoccupé par la pensée de ne pas être oublié, de savoir que, d’une certaine manière, je vais continuer à vivre dans la pensée et dans les actions des autres.
Mais le père du fils prodigue ne se soucie pas de lui-même. Sa vie de longues souffrances l’a vidé de son désir de tout contrôler. Ses enfants sont sa seule préoccupation, c’est à eux qu’il veut se donner totalement, et il veut donner tout ce qu’il est pour eux.
Puis-je donner sans espérer quelque chose en retour, aimer sans mettre des conditions à mon amour ? Quand je pense à mon immense désir d’être reconnu et aimé, je réalise que ce sera pour moi la lutte de toute ma vie. Mais je suis également convaincu que, chaque fois que je dépasse ce besoin et que j’agis sans espérer de retour, ma vie peut vraiment porter les fruits de l'Esprit de Dieu.
Y a-t-il un chemin vers cette paternité spirituelle ? Ou bien suis-je condamné à demeurer tellement enfermé dans mon propre besoin de trouver ma place au soleil que je finis toujours par revenir à une autorité qui repose sur le pouvoir, au lieu d’une autorité qui s’enracine dans la compassion ? Est-ce que la compétition a tellement perverti mon cœur que je vais continuer à voir mes propres enfants comme des rivaux? Si Jésus m’appelle vraiment à devenir miséricordieux, comme son Père céleste est miséricordieux, et si Jésus se présente comme le chemin vers cette vie de compassion, alors je ne peux continuer à agir comme si la compétition devait avoir le _ dernier mot. Il me faut croire que je peux devenir le Père que je suis appelé à être.
Souffrance, pardon et générosité
En regardant le père dans le tableau de Rembrandt, je découvre trois chemins vers la véritable paternité de compassion: la souffrance, le pardon et la générosité.
Cela peut paraître étrange de considérer la souffrance comme un chemin de compassion. Mais c’en est un. La souffrance me demande de laisser les péchés du monde, y compris les miens, transpercer mon cœur et me faire verser des larmes, beaucoup de larmes, pour eux. Il ne peut y avoir de compassion vraie sans beaucoup de larmes. Peut-être ce ne sera pas des larmes qui coulent de mes yeux, mais au moins elles jailliront de mon cœur. Quand je pense à l’immense égarement des enfants de Dieu, à notre cupidité et à notre convoitise, à notre violence, notre colère et notre rancune, quand je regarde tout cela avec les yeux du cœur de Dieu, je ne peux que pleurer et gémir de chagrin:
Regarde, mon âme, comment un être humain essaie d’infliger à un autre être humain tant de souffrances; regarde ces gens qui complotent pour nuire à leurs compatriotes; regarde ces parents qui maltraitent leurs enfants; regarde ce propriétaire agricole qui exploite ses ouvriers; regarde ces femmes violentées, ces hommes brutalisés, ces enfants abandonnés. Regarde le monde, mon âme; vois les camps de concentration, les prisons, les centres d’accueil et les hôpitaux, et entends monter le cri des pauvres.
Ce cri de douleur est une prière. Îl reste si peu de gens dans notre monde qui pleurent ainsi. Mais la souffrance est la discipline du cœur qui voit le péché du monde et sait qu’elle est elle-même le prix douloureux de la liberté, sans lequel l'amour ne pourra fleurir. Je commence à comprendre qu’une grande part de la prière consiste à pleurer. La souffrance est à ce point profonde, non seulement parce que le péché humain est très grand, mais aussi — et surtout — parce que l’amour divin est infini. Pour devenir comme le Père, dont la seule autorité est la compassion, je dois verser d’abondantes larmes et, ainsi, préparer mon cœur à accueillir chaque personne, peu importe ce qu’a été son cheminement, et lui pardonner à partir de ce cœur.
Le deuxième chemin qui conduit à la paternité spirituelle, c’est le pardon. C’est grâce à un pardon sans cesse répété qu’on devient comme le Père. Le pardon qui vient du cœur est très, très difficile. C’est presque impossible. Jésus disait à ses disciples : «Si ton frère pèche sept fois le jour contre toi et que sept fois il revienne à toi, en disant: “Je me repens”, tu lui pardonneras.» (Lc 17,4) J'ai souvent dit: «Je te pardonne », mais même en prononçant ces paroles, mon cœur demeurait souvent en colère, ou plein de rancune. Je voulais encore entendre dire qu'après tout, j'avais raison; je voulais encore entendre des excuses ; je voulais encore avoir la satisfaction d’être louangé en retour ne serait-ce que pour avoir pardonné !
Mais le pardon de Dieu est sans condition; il vient d’un cœur qui ne demande rien pour lui, un cœur qui est complètement vide de toute recherche de soi. C’est cette manière divine de pardonner que je dois pratiquer chaque jour. Cela me demande de dépasser tous les arguments qui affirment que ce n’est pas sage de pardonner, que c’est malsain et à toutes fins utiles, impossible. Il m’invite à dépasser tout mon besoin de reconnaissance et de compliments. Finalement, il me demande de dépasser cette partie blessée de mon cœur qui a encore mal et qui se sent lésée, qui veut encore contrôler et mettre quelques conditions entre moi et la personne à qui je suis appelé à pardonner.
Ce dépassement est l’authentique discipline du pardon. Peut-être s’agit-il plus de passer par-dessus que de dépasser. Souvent, j'ai à passer par-dessus le mur des arguments et des sentiments de colère que j’ai dressés entre moi et tous ceux que j’aime mais qui, bien souvent, ne me rendent pas cet amour. C’est le mur de la peur d’être exploité ou blessé à nouveau. C’est un mur d’orgueil et de désir de contrôler. Mais chaque fois que je réussis à surmonter ce mur, j'entre dans la maison où le Père habite, et c’est là que je peux toucher mon prochain d’un véritable amour de compassion.
La douleur me permet de voir au-delà de ce mur et de réaliser l'immense souffrance qui résulte de l’égarement humain. Elle ouvre mon cœur à une solidarité authentique avec mes frères et sœurs. Le pardon est le chemin qui me permet de surmonter mon mur et d'accueillir les autres dans mon cœur, sans rien attendre en retour. C’est seulement quand je me souviens que je suis l’enfant bien-aimé, que je peux accueillir ceux qui veulent revenir, avec la même compassion que celle qui m'a été témoignée par le Père. | Le troisième chemin pour devenir comme le Père, c’est la générosité. Dans la parabole, non seulement le père donne-t-il à son fils qui le quitte tout ce qu’il demande, mais encore il le comble de cadeaux à son retour. Il dit aussi à son fils aîné: «Tout ce qui est à moi est à toi.» Le père ne garde rien pour lui-même. Il se dépouille totalement pour ses fils.
Il ne donne pas seulement plus que ce qu’on peut raisonnablement attendre de quelqu'un qui a été offensé; non, il se donne lui-même, sans réserve. Ses deux fils sont tout pour lui. En eux, il veut déverser sa propre vie. La façon dont le fils cadet est gratifié d’une robe, d’un anneau et de sandales, accueilli à la maison par un banquet somptueux, tout autant que la façon dont le fils aîné est supplié d'accepter sa place unique dans le cœur de son père, et de se joindre à son jeune frère autour de la table du banquet: tout cela prouve sans équivoque que les frontières du comportement patriarcal sont complètement dépassées. Ce n’est pas l’image d’un père remarquable ; c’est le portrait d’un Dieu dont la bonté, l’amour, le pardon, la miséricorde, la joie et la compassion sont sans aucune limite. Jésus présente la générosité de Dieu en utilisant toute l’imagerie que sa culture lui permet, tout en la transposant constamment.
Pour devenir comme le Père, je dois être aussi généreux que lui. Tout comme le Père donne son être même à ses enfants, de même dois-je donner le meilleur de moi-même à mes frères et sœurs. Jésus dit clairement que c’est précisément le don de soi qui est la marque du vrai disciple. «Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.» (Jn 15,13)
Ce don de la personne est une discipline, parce que ce n’est pas quelque chose qui va de soi. Pour les enfants des ténèbres qui gouvernent par la peur, l’intérêt personnel, la convoitise et le pouvoir, les grandes motivations sont la survie et l’autodéfense. Mais les enfants de lumière, qui savent que l’amour parfait chasse la crainte, peuvent donner tout ce qu’ils ont pour les autres.
Comme enfants de la lumière, nous nous préparons à devenir de vrais martyrs: des personnes qui rendent témoignage, par toute leur vie, à l’amour infini de Dieu. Tout donner devient alors tout gagner. Jésus exprime cela clairement en disant: « Celui qui perd sa vie à cause de moi […] la sauvera.> (Mc 8,35)
Chaque fois que j’avance d’un pas dans le chemin de la générosité, je sais que je passe de la peur à l’amour. Mais ces pas, du moins au début, sont difficiles parce que beaucoup d’émotions et de sentiments me retiennent et m’empêchent de donner librement. Pourquoi devrais-je donner de l’énergie, du temps, de l’argent et, oui, même de l’attention, à quelqu'un qui m'a offensé ? Pourquoi devrais-je partager ma vie avec quelqu'un qui ne la respecte pas? Je pourrais être prêt à pardonner, mais donner en plus de cela ?
Et pourtant. la vérité est que, au sens spirituel, celui qui m'a offensé appartient à ma famille, à mon «gène». Le mot «générosité »> comprend le terme «gène», que l’on trouve aussi dans le mot «genre», «génération » et «générativité». Ce terme, du latin genus et du grec genos, veut dire «qui appartient à la même sorte». La générosité est un don qui vient de la connaissance de ce lien intime. La vraie générosité est basée sur la vérité, et non sur l'impression, que ceux à qui Je pardonne sont de la parenté, qu’ils appartiennent à ma famille.
Et chaque fois que j’agis ainsi, cette vérité me devient plus évidente. La générosité fait naître la famille dans laquelle elle croit.
La souffrance, le pardon et la générosité sont donc les trois chemins par lesquels l’image du Père peut grandir en moi. Ils sont trois aspects de l’appel du Père à être à la maison. En tant que Père, je ne suis plus appelé à rentrer à la maison, comme le fils cadet ou le fils aîné, mais à être là, comme celui vers qui les enfants égarés peuvent revenir, pour être accueillis avec joie. C’est très difficile de seulement être à la maison et d’attendre. C’est l'attente douloureuse de ceux qui ont quitté, une attente nourrie de l’espérance d’offrir à ceux qui reviendront le pardon et la vie nouvelle.
En tant que Père, il me faut croire que tout ce que le cœur humain désire peut être trouvé à la maison. En tant que Père, je dois me libérer du désir de chercher sans cesse à rattraper ce dont je crois avoir été privé dans mon enfance. En tant que Père, je dois savoir qu’en réalité ma jeunesse est terminée, et que jouer à faire le jeune est une tentative ridicule de me cacher cette vérité: je suis âgé et proche de la mort. En tant que Père, je dois oser porter la responsabilité d’une personne adulte au plan spirituel, et oser croire que la vraie joie et le véritable épanouissement ne peuvent venir qu'en accueillant à la maison ceux qui ont été blessés par la vie, en les aimant d’un amour qui ne demande ni n’attend rien en retour.
Il y a un vide terrible dans cette paternité spirituelle. Aucun pouvoir, aucun succès, aucune popularité, aucune satisfaction facile. Mais ce même vide terrible est aussi le lieu de la vraie liberté. C’est le lieu où «on n’a plus rien à perdre», où l’amour est sans exigence, et où l’on trouve la véritable force spirituelle.
Chaque fois que je touche ce vide terrible, mais aussi fructueux en moi, Je sais que je peux y accueillir n’importe qui sans le condamner, et lui offrir l'espérance. C’est là que je suis libre de recevoir les fardeaux des autres, sans éprouver le besoin d'évaluer, de classifier ou d’analyser. Là, dans cet état d’être complètement sans jugement, je peux engendrer une confiance libérante.
Un jour, en visitant un ami mourant, j’ai fait l'expérience de ce vide sanctifiant. En présence de mon ami, je n’éprouvais aucun désir de lui poser des questions sur le passé, ou de spéculer sur l’avenir. Nous étions simplement ensemble, sans peur, sans culpabilité ou honte, sans inquiétude. Dans ce vide, on pouvait sentir l’amour inconditionnel de Dieu et on pouvait dire, comme le vieillard Siméon quand il prit l’enfant Jésus dans ses bras: «Maintenant, 6 Maître, tu peux selon ta parole laisser ton serviteur s’en aller en paix. » (Lc 2,29) Là, au milieu du vide affreux, il y avait une confiance totale, une paix profonde et une joie complète. La mort n’était plus une ennemie. L'amour était victorieux.
Chaque fois que nous touchons ce vide sacré d’un amour qui n’exige rien, le ciel et la terre tremblent, et il y a «de la joie parmi les anges de Dieu» (Lc 15,10). C’est la joie des fils et des filles qui rentrent à la maison. C’est la joie de la paternité spirituelle.
Vivre à fond cette paternité spirituelle exige la discipline radicale d’être à la maison. Parce que je suis une personne qui ne s’accepte pas et qui est toujours à la recherche d’approbation et d’affection, il m’est impossible d’aimer de façon constante, sans jamais demander quelque chose en retour. Mais la discipline consiste justement à cesser de vouloir accomplir cela moi-même, comme un exploit héroïque. Pour m’approprier la paternité spirituelle et l'autorité compatissante qui en résulte, il me faut laisser le fils révolté et le fils rancunier s’avancer sur la plate-forme, pour recevoir l’amour miséricordieux et inconditionnel que le Père offre, et y découvrir l'appel à être à la maison, comme mon Père est à la maison.
Alors seulement, les deux fils en moi pourront être graduellement transformés en père compatissant. Cette transformation me conduira à l’accomplissement du désir le plus profond de mon cœur insatisfait. En effet, quelle plus grande joie peut-il y avoir pour moi que d'étendre mes bras fatigués et de poser mes mains, en un geste de bénédiction, sur les épaules de mes enfants qui reviennent à la maison ?