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Souffle sain pour vent toxique (15)

Encore juste deux mots


Dictionnaire de la non-violence
de Jean-Marie Muller
Editions le Relié Poche – Sagesses




Obéissance

“L'homme qui exerce la violence se trouve généralement non seulement inséré, mais enserré dans des relations de domination et de soumission, de commandement et d'obéissance. C'est le plus souvent en obéissant aux ordres du pouvoir supposé légitime de la collectivité à laquelle il appartient que l'individu commet des actes de violence. Généralement, c'est par discipline que l'homme devient tueur, c'est sur ordre qu'il devient tortionnaire. Pour le sujet obéissant, le commandement universel de la conscience morale “Tu ne tueras point” se trouve nié, effacé par le commandement du pouvoir “Tu tueras”.

De nombreuses expériences ont montré que l'homme était capable d'infliger des violences particulièrement cruelles à d'autres hommes sans défense, sans autre motivation que la soumission au pouvoir. L'obéissance aux injonctions et aux ordres du pouvoir est l'un des facteurs principaux du comportement humain. Parmi toutes les règles sociales intériorisées par l'individu dès son plus jeune âge, le respect du pouvoir tient une place centrale et prépondérante. tout concourt, dans son éducation, à convaincre l'enfant que l'obéissance est un devoir et une vertu et que, par conséquent, la désobéissance est une mauvaise action et une faute. Cependant, ce conditionnement n'est jamais total et, en devenant adulte, l'homme acquiert une relative autonomie personnelle en se donnant certaines règles de conduite en fonction de certains critères éthiques qu'il a lui-même choisis. Mais dès qu'il se trouve incorporé dans une organisation hiérarchisée, son mode de comportement se trouve profondément changé. Il risque alors de perdre l'essentiel de ses acquis personnels: sa vie intellectuelle, morale et spirituelle peuvent subir une régression majeure. L'individu se trouve placé dans une situation de dépendance par rapport aux autres membres de la collectivité et, plus encore, par rapport au(x) chef(s).

Dans la soumission de l'individu au pouvoir il existe une part de contrainte, qui résulte de multiples pressions, et une part de consentement – et il est très difficile de dire qu'elle est la mesure exacte de chacune d'entre elles. La propension de l'individu à la soumission se trouve fortement renforcée par les récompenses qui honorent l'obéissance et les punitions qui sanctionnent la désobéissance.

L'homme exerçant la violence par obéissance au pouvoir prétend généralement qu'il se contente de “faire son devoir”. Il ne veut considérer que la valeur morale indiscutable de cette règle de conduite en s'efforçant d'occulter l'immoralité de ses actes. La valeur morale attribuée à l'obéissance prédomine sur l'immoralité de l'ordre. Le sujet peut alors se convaincre qu'il fait bien d'obéir, même si ce qu'il fait est mal. Et pendant qu'il obéit, il est avant tout préoccupé par le souci d'exécuter comme il faut l'ordre reçu, de manière à satisfaire l'autorité qui lui fit confiance. L'occupation technique tend à effacer chez le sujet obéissant tout préoccupation éthique.

L'obéissance instrumentalise celui qui se soumet aux ordres du pouvoir. Le sujet obéissant s'en remet au pouvoir pour décider de sa conduite et de la légitimité de celle-ci. Pour l'individu soumis, la légitimité de l'ordre donné est fondée sur la légitimité du pouvoir, et la légitimité de l'acte commandé est fondée sur la légitimité de l'ordre. Celui qui obéit, parce qu'il agit sous le couvert du pouvoir, ne se sent pas responsable des conséquences de ses actes. Il en attribue toute la responsabilité au pouvoir lui-même. L'homme est capable de renoncer à tout jugement sur sa propre conduite sous prétexte d'obéir aux ordres de ses supérieurs.

L'homme trouve dans la soumission une certaine sécurité qu'il devrait quitter s'il empruntait les chemins abrupts de la désobéissance ouverte. Tout d'abord, l'obéissance garantit à l'individu de rester intégré au groupe, à la communauté, à la société. Rompre avec le pouvoir, c'est s'exclure soi-même de la collectivité dans laquelle on trouve les moyens de vivre dans un relatif confort; refuser d'obéir, c'est s'exposer sûrement à subir tous les désagréments de l'ex-communication et de l'exclusion. Ensuite et surtout, en se soumettant au pouvoir, l’individu a le sentiment d'être protégé par lui. Plus que cela, il a en quelque sorte le sentiment de participer lui-même au pouvoir seul, abandonné, faible, impuissant, du moins jusqu'à ce que le pouvoir soit défait, ce qui peut demander beaucoup de temps. Et nul n'a l'assurance de survivre au pouvoir qu'il conteste et qui s'apprête à le briser. Cependant, au regard de l'exigence morale, il ne peut y avoir aucun doute: lorsqu'il y a conflit entre l'exigence de la conscience et l'obligation du commandement, l'individu doit refuser d'obéir. Ce n'est pas l'obéissance qui est la vertu cardinale du citoyen, mais la responsabilité. Il se peut que la responsabilité l'invite à l'obéissance, mais il se peut également qu'elle lu demande de désobéir. L'objection de conscience est alors la seule voie qui permet à l'individu de préserver son autonomie, sa responsabilité, sa liberté et sa dignité.”




Mort

“La vie de l'homme est un grand mystère, mais sa mort est un mystère encore plus grand. L'avoir-à-mourir de l'homme structure le temps de son existence. L'homme vit chaque instant “à l'article de la mort”. La mortalité de l'homme exprime sa finitude, sa fragilité, sa vulnérabilité. Mais c'est essentiellement en tant qu'être-pour-soi que l'homme est un être fini. La relation à l'autre homme vient briser cette finitude.

La mortalité des hommes devrait leur faire prendre conscience de leur fraternité. Parce qu'ils sont des êtres mortels, les hommes devraient éprouver les uns envers les autres une compassion existentielle qui les unisse dans une profonde solidarité. Mais, au lieu de cela, ils se préoccupent avant tout de survivre et rivalisent les uns contre les autres dans d'incessantes batailles meurtrières. Ainsi, le risque de la mort, au lieu d'engendrer parmi les hommes des sentiments fraternels, suscite au contraire chez eux des désirs fratricides.

Au plus profond de lui-même, l'homme connaît la peur, la peur de l'autre homme, surtout de l'homme autre, cet inconnu, cet étranger, cet indésirable, cet intrus qu'il considère porteur de menaces et de dangers. La peur de l'homme s'enracine toujours dans la crainte de mourir. Dès lors, nous considérons l'autre comme un ennemi auquel nous prêtons l'intention de nous faire du mal et, peut-être, de nous faire mourir. Nous appréhendons la rencontre avec l'autre homme en le considérant comme notre meurtrier potentiel, quand bien même il ne manifeste aucune hostilité à notre égard. La peur crée le danger plus souvent que le danger ne crée la peur.

Dans les différentes traditions philosophiques, la vertu de l'homme fort capable de surmonter sa peur face aux dangers, aux souffrances et à la mort, c'est le courage. Depuis toujours, nous sommes habitués à penser que l'homme courageux est d'abord celui qui surmonte sa peur pour prendre le risque de mourir en recourant à la violence pour la défense d'une cause juste. La célébration de la guerre honore le courage du soldat qui ne craint point de défier la mort sur les champs de bataille pour la défense de la patrie. Mais, en réalité, le pari de celui qui décide d'employer la violence, n'est-il pas de tuer avant d'être tué? L'homme qui choisit la violence ne peut pas ne pas savoir qu'il prend le risque d'être tué. Avant d'agir, il peut calculer au mieux ce risque, mais, dans le “feu de l'action”, il s'efforce de ne plus y penser. Tout entier préoccupé par la volonté de tuer, il veut se convaincre qu'il sortira vainqueur de sa lutte à mort avec son adversaire. Ainsi, pour l'homme qui choisit la violence, le risque d'être tué se trouve occulté par son espoir de vaincre. Certes, ce risque existe réellement, puisqu'il s'agit d'affronter un adversaire qui est tout aussi déterminé à tuer pour ne pas mourir et tout aussi certain de vaincre, mais chacun feint de l'ignorer.

L'homme tue, non seulement parce qu'il ne veut pas être tué, mais parce qu'il ne veut pas mourir: il tue pour vaincre la mort. En définitive, ce qui, pour l'homme, nécessite et justifie la violence, c'est qu'elle lui apparaît comme l'unique moyen de se protéger contre la mort. L'autre incarne la menace de mort qui pèse sur nous. Ainsi nous entretenons l'illusion d'échapper à la mort en le tuant.

L'homme qui choisit la non-violence a pleinement conscience qu'en refusant de tuer, il prend le risque d'être tué; il affronte directement le risque de mourir sans qu'il lui soit possible de recourir à un faux-fuyant. Lui aussi connaît la peur de la mort – comment pourrait-il en être autrement? –, mais en décidant de faire l'option de la non-violence, il a choisi de lui faire face et de tenter de la surmonter sans tricher. Seul celui qui apprivoise la peur de mourir peut prendre le risque d'être tué sans menacer de tuer. En devenant libre à l'égard de la mort, l'homme devient libre à l'égard de la violence; en maîtrisant l'angoisse de la mort, il acquiert la liberté de la non-violence. Désarmé, celui qui choisit la non-violence n'a d'autre protection que sa propre vulnérabilité. L'éthique de la non-violence est une éthique du risque. Cette acceptation de la mort n'est pas une résignation. Tout au contraire, seul celui qui refuse de tuer, proteste effectivement contre la mort.

Du point de vue éthique, la valeur de la vie humaine n'est pas la valeur suprême de l'existence. La valeur de la dignité spirituelle de l'homme est une valeur supérieure à celle de la vie. Il en résulte que je peux être amené à prendre le risque de perdre la vie par respect pour ma dignité, ou par respect pour la dignité de l'autre homme.

La tragédie de l'homme, ce n'est pas d'être mortel, mais de devenir meurtrier. Pour le sage, la volonté de ne pas tuer devient plus forte que la volonté de ne pas mourir, la crainte de tuer prévaut sur la peur de mourir. La transcendance de l'homme, c'est la possibilité de prendre le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que de prendre le risque de tuer pour ne pas mourir.”

billets/2024/0323souffle_sain_pour_vent_toxique_15.txt · Dernière modification : 23/03/2024 13:39 de david