En ce temps où j'ai du mal, ce sont des lectures saines qui n'ont rien de particulier, et c'est pour cela qu'elles sont saines, qui m'animent.
Un regard nouveau
Bref extrait du petit recueil d'essais de Jacques Lusseyran “La lumière dans les ténèbres”.
(En introduction, l'auteur décrit son “histoire” comme ceci: “J'ai vu avec mes yeux, jusqu'à l'âge de huit ans et, depuis plus de vingt ans, je suis aveugle, entièrement aveugle. Cette histoire, cette expérience, je sais qu'elle est mon plus grand bonheur. Je sais aussi tout ce qu'on peut dire: “Ce ne sont que des mots. C'est de l'interprétation poétique. C'est une fable consolante. C'est de la mystification.” Je ne crois rien de tout cela.)
[…]
Continuer, c'est ce que Dieu permet toujours. Si nous apercevons quelque part un mur, une perte, un malheur, ce n'est pas Dieu l'auteur du mur, mais notre esprit. Il s'est absenté de la Création. Au courant universel, il a préféré son courant propre, et le voilà qui s'est arrêté.
Il n'y a pas de mur, il n'y a pas de perte. Tout est remplacé, tout continue. Ainsi en est-il de la lumière pour les aveugles.
J'entends avec une surprise chaque fois renouvelée les gens les plus sérieux, des médecins, des romanciers, des psychologues, parler de cette “nuit” terrible dans laquelle nous plonge la cécité. “Nuit”, c'est bien le mot que tous emploient, et je ne peux que protester, car ce mot révèle un préjugé étrange.
Un préjugé ou, tout simplement, une opinion légère, car comment ne pas soupçonner, si l'on est médecin ou psychologue, le caractère fondamentalement relatif de tous les modes de perception?
Les faits sont très différents de ce qu'on imagine. Cesser de voir avec les yeux, ce n'est pas entrer dans un monde où cesse la lumière.
A l'instant où j'ai perdu la vue, j'ai retrouvé la lumière intacte au fond de moi. Je n'ai pas eu à me rappeler ce qu'elle était pour mes yeux, à veiller sur son souvenir: elle était là, dans mon esprit et mon corps. Elle y était inscrite dans sa totalité. La lumière était là, accompagnée de toutes les formes visibles, douée de ce pouvoir qu'elle a dans le monde des yeux, celui de grandir et de décroître, de se déplacer.
Je le répète: l'expérience qui m'était donnée n'était pas celle d'un souvenir. Cette lumière que je continuais de voir sans mes yeux, c'était la même qu'autrefois. Mais ma position par rapport à elle avait changé: j'étais plus proche de sa source.
Tout se passait comme si la lumière, au lieu d'être cet objet extérieur, cet éclairage étranger, ce phénomène naturel qui peut se produire ou ne pas se produire et sur lequel nous avons si peu de pouvoir, enveloppait désormais d'un seul mouvement, d'une seule prise, le monde extérieur et moi-même.
Privé de mes yeux, cette lumière que je voyais, je ne pouvais pas dire qu'elle venait du dehors. Je ne pouvais pas dire davantage qu'elle venait de l'intérieur de moi. Réellement, intérieur, extérieur étaient devenus des mots insuffisants. Et quand, plus tard, au cours de mes études, j'entendis parler de la différence entre les faits objectifs et les faits subjectifs, je ne fus pas satisfait: je vis trop bien qu'on fondait cette différence sur une idée très fausse de la perception.
Nous voilà loin de la “nuit” dont parle l'opinion commune. Dans la tête d'un aveugle, ce qu'il y a, c'est encore la lumière. Faut-il dire dans sa tête? Faut-il dire dans son coeur?
Ou bien encore: dans les yeux? Quelle importance? Quelle importance, puisque cette lumière n'est ni intérieure, ni extérieure, mais qu'elle embrasse l'existence entière, efface les divisions que l'habitude nous a imposées. La lumière est là: c'est la seule certitude.
Je songe moi-même à l'objection que l'on peut me faire: “Votre expérience n'est-elle pas illusoire? Car enfin vous avez vu. Vous avez connu les couleurs et les formes. Vous pouvez les nommer. Qu'en est-il pour un aveugle-né?”.
Je l'accorde: l'objection est sérieuse. Ou plutôt elle le serait, si nous ne possédions pas le témoignage des aveugles-nés qui furent guéris. Tout déclarent, c'est certain, que la lumière, telle qu'elle se présente aux yeux, est pour eux une surprise, une découverte. Mais ils reconnaissent en même temps qu'ils portaient avant les yeux un équivalent en eux-mêmes de cette lumière.
Ainsi tout est clair dans la cécité, et la clarté qu'on y perçoit est chargée, de plus, d'un grand enseignement.
J'ai été frappé, dès mon enfance, par un phénomène d'une netteté remarquable: cette lumière que je percevais variait selon mon état intérieur.
Selon l'état de mon corps, cela est vrai: fatigue, repos, tension, détente. Mais très peu. Les véritables variations dépendaient de mon état psychique. Si j'étais triste, si j'avais peur, toutes les teintes devenaient sombres, et toutes les formes vagues. Si j'étais joyeux au contraire, attentif, toutes les images s'éclairaient. La rancune, le scrupule noircissaient tout. Une intention généreuse, une décision courageuse jetaient un immense coup de projecteur. Peu à peu, je compris qu'aimer c'était voir, et que haïr, c'était cela la cécité, la nuit.
De la sorte, j'appris que la morale (non pas la morale sociale, mais la morale spirituelle) n'était pas un ensemble de règlements abstraits, mais un ordre consistant, un ordre de faits, comme une économie de la lumière.
Même aventure en ce qui concerne l'espace. J'avais appris, en devenant aveugle, qu'il existait un espace intérieur. Et cet espace, à son tour, changeait de proportions selon mes états psychiques. La tristesse, la haine ou la peur n'assombrissaient pas seulement mon univers, mais elle le rapetissaient. Alors, le nombre des objets que j'étais capable d'embrasser en moi, d'embrasser du regard, diminuait. Positivement, je me heurtais partout. A l'intérieur, êtres et choses devenaient obstacles. A l'extérieur, je n'évitais plus les portes et les meubles. J'étais puni très bien et très vite.
Inversement, le courage, l'attention, la joie avaient pour conséquence immédiate un éclatement de l'espace. Il y avait en moi aussitôt: foule d'objets, foule d'images, foule d'êtres. J'étais là en face d'un très grand paysage. Et je savais que ce paysage pouvait s'étendre indéfiniment, qu'il suffisait pour cela que ma joie grandît. Dans le même temps, je devenais habile, habile physiquement: je me dirigeais, je manipulais.
Bref, il y avait deux mouvements. Ou bien refuser le monde, et c'était l'obscurité, c'étaient les chocs, ou bien l'accepter: c'étaient la lumière et la force.
Je ne pensais pas qu'il y avait grande nouveauté de ce que je raconte ici, si ce n'est pourtant dans le caractère expérimental, concret, sensoriel de ces faits. La découverte que permet la cécité, c'est bien celle de l'existence positive de la vie intérieure.
De nombreuses rencontres avec des aveugles, de nombreuses questions posées m'ont appris qu'il en était ainsi pour tous. Et pourtant la plupart ne le disent pas.
Pour pouvoir le dire, il faut sans doute un certain bagage technique: il faut connaître un langage particulier, celui de la vie psychologique, et avoir pratiqué un certain mode d'analyse. Mais cela n'est pas grave, et beaucoup d'aveugles détiennent ces possibilités.
Nous savons tous combien nos expériences, et particulièrement nos expériences intérieures, sont déterminées par le langage. Or le langage est, avant tout, un instrument collectif. Il faudrait même dire: le langage est l'instrument de la majorité.
Les mots dont se servent les aveugles, ce sont les mots des voyants: ils les leur ont tous empruntés. Et les voyants supportent mal que les aveugles fassent de leurs mots de voyants un usage positif. Il y a, de plus, intolérance.
Un aveugle, c'est un invalide, c'est un informe, c'est-à-dire un homme séparé, diminué. On lui donne compassion, voire assistance. Mais, presque dans tous les cas, on préfère l'entendre se plaindre, protester, accuser sa différence que décrire, dans la sécurité, le monde qu'il porte en lui.
Les aveugles éprouvent, parfois douloureusement, ce doute qu'on fait peser sur leur expérience intime, cette incrédulité. Alors, ou bien ils se retranchent du monde, vivent en communauté d'habitudes particulières et élargissent ainsi le fossé entre le monde des autres et le leur. Ou bien tous les efforts consistent à faire oublier leur cécité. Rarement, bien rarement, ils se présentent comme aveugles, avec le désir d'exercer leur fonction d'aveugles.
Je crois que la cécité possède une fonction propre. Sa fonction est de rappeler que le despotisme de l'un de nos sens, de la vue, est injuste, et de nous rendre prudents envers la perception courante. Plus encore: sa fonction est de rappeler l'origine intérieure de toute connaissance et le merveilleux pouvoir de substitution des formes perceptives et des images.
Cette priorité de l'acte de voir sur la vision proprement dite, sur la vision externe, les aveugles peuvent la connaître de façon directe. Je crois important qu'ils ne la cachent pas. Je crois important surtout que les aveugles et les voyants acceptent de comparer ce qu'ils voient.
Qu'ils se réunissent avant d'avoir porté aucun jugement de valeur, avant d'avoir établi aucune hiérarchie entre le regard intérieur et le regard extérieur. Qu'ils confrontent leurs expériences mutuelles. Qu'ils comptent les richesses respectives de leurs expériences. Et qu'ils acceptent, les uns et les autres, d'en reconnaître les limites.
Je suis persuadé qu'un travail utile peut être fait ainsi. Je suis persuadé que ces limites de notre perception terrestre, qu'il est essentiel de connaître, elles apparaîtront, après un semblable échange, dans une clarté nouvelle.
[,,,]