Dans la Bible, Job, le serviteur modèle de Dieu, finit par tout perdre, jusque à sa santé. Assis sur un tas de fumier, ne comprenant pas pourquoi Dieu le traite de cette façon, il interpelle Dieu dans une longue plainte qu'il conclut par le souhait de ne jamais avoir été né. C'est que Job a peur. Il a peur de la menace que tout peut arriver dans la vie, absolument tout, à lui, à ses enfants, à son épouse, et au monde entier et que même une obéissance la plus totale aux ordres de Dieu ne peut être une garantie contre cette réalité. Le monde de Job s'écroule lorsqu'il se rend compte que son enclos érigé sur une croyance dogmatique et enfantine en une justice divine purement comptable, n'était qu'une illusion et qu'en fait même lui, Job l'exemplaire, est soumis, quoi qu'il fasse, à la menace de la vie et de ses possibles. Dieu finit par “répondre” à Job - réponse entre guillemets car Dieu se borne à rappeler que Job ne fait “que” partie de la Création, mais que de ce fait, il y participe aussi, qu'il y est aussi en tant que créateur quoiqu'il lui arrive. Prenant conscience de cela, Job en arrive à un état de conscience religieuse nouvelle, plus “élevée”, plus “adulte”. Il en arrive à toucher la grâce.
Après avoir failli perdre un fils deux fois du fait de maladies, Marion Muller-Collard rejoint Job sur son tas de fumier. C'est qu'elle se rend compte à son tour que son enclos “Dieu comptable et justicier” n'était qu'une illusion…
Dans ce court livre, elle raconte son chemin et sa marche en direction d'une manière d'“intégrer la menace pour sortir de la plainte et s'acheminer vers une foi qui ne revêt plus les archaïsmes du dogme, mais la majesté de la grâce.”
Ci-dessous, les dernière pages…
Je la connais et je la reconnais, la plainte qui déferle parfois sur nos vies – je sais ce que tanguer veut dire, perdre pied.
Je sais les filets d'inertie que la plainte jette sur les meilleures volontés, son pouvoir d'opacité qui éloigne tout sourire et toute main tendue. Je sais la malédiction sociale qu'elle abat sur nos vies, et il faut des prophètes pour vous deviner vivants sous les décombres. Ou d'autres qui ont plongé avant vous et connaissent aussi l'effort démesuré qu'on paie pour rejoindre la rive des terres habitées.
J'entends encore son roulis tout près de moi, parfois comme un vacarme, parfois comme un son plus lointain. Je sais qu'elle gronde toujours près d'un frère humain.
Il n'y a pas de formation universitaire qui prépare à la plainte, pas de recette pour la contrer. Seulement la vie brute comme un bain d'eau glacée, la descente spéléologique de nos propres profondeurs, l'avancée à la lanterne dans nos souterrains intimes. Le secret enfoui de nos malentendus qu'aucune sévérité ne saura mater. La tendresse qu'il faut se donner à soi-même pour pouvoir, ensuite, la donner à d'autres.
“Je ne juge personne”, dit Jésus, parce qu'il sait combien profondes sont nos ténèbres et terrifiante cette vie crue à laquelle nous sommes nés. Il sait aussi que nous avons plus d'aptitudes à consolider nos malheurs qu'à les consoler. Il sait que les enclos fermés de nos systèmes nous projettent plus loin dans nos enfers que le malheur lui-même, que nous sommes la seule espèce vivante qui double sa peine à se sentir maudit en plus d'être malade. Il sait –et n'est-il pas d'ailleurs venu pour cela? – que les significations perverses que nous donnerons aux événements nous feront plonger en désespoir plus sûrement que les événements eux-mêmes. Il sait notre faculté à nous mettre au ban, à ployer sous le regard imaginaire d'un Dieu totalitaire. Il connaît nos incompréhensibles relents de religiosité, nos compréhension pathétiquement binaire et notre quête folle d'un coupable.
Une nuit d'angoisse, le sommeil haché en petites séquences qui ne prodiguent aucun repos, je fis un rêve très bref auquel je repense souvent.
Je marchais sur le chemin d'accès à notre maison, je voulais rentrer chez moi et devant moi marchait un homme que je savait être le Christ. Dans mon rêve comme dans la réalité, le chemin était pentu et difficile. Je le gravissais dans l'ombre, essoufflée, anxieuse. Après le virage en épingle qui coupe le raidillon, je dérapai dans un pierrier. Je n'avais pas la force de lutter. Tout juste celle de plaquer mon corps contre la pente pour réprimer l'amorce de ma chute. Le Christ, que je n'avais vu jusqu'alors que de dos, se retourna. Je lui tendis la main et il rebroussa chemin pour venir jusqu'à moi. Il m'empoigna par mon vêtement qu'il noua dans une torsion du poignet. Il me hissa sur le chemin et mes pieds retrouvèrent une fiable adhérence avec le sol. Il me regarda profondément avant de lâcher mon vêtement et de reprendre sa route.
Si je dis que son regard était sévère, on croira qu'il était dur. Si je dis qu'il était amour, on croira qu'il était mielleux.
C'était un regard d'amour sévère. Un regard d'une tendre sévérité. Plus sûrement que son geste, c'est ce regard qui me remit debout. Et ces paroles que j'entendis sans qu'il ouvre pourtant la bouche:
– Je peux te sortir de là aussi souvent qu'il le faudra. Mais ce que je crois, c'est que toi, tu peux ne pas y aller.
Sur mon chemin de Damas, le Christ me demandait: “Pourquoi te persécutes-tu?” C'est finalement exactement la même question qu'il posa à Paul. Dieu et nous avons un immense intérêt commun: la préservation des terres habitables et habitées. En les quittant, nous nous persécutons et nous le persécutons. Lorsque la plainte nous emporte, lorsque, de rage, il nous prend l'envie de réveiller Léviathan, Dieu est celui qui tend la main en disant: “Ca suffit!” Dieu-Shaddaï.
J'ai peur, souvent. L'angoisse n'est pas seulement un mauvais souvenir, elle est une vieille sorcière à qui j'ai malgré moi signé un bain emphytéotique. Je lui laisse le placard à balais et je tâche de lui fixer quelques limites. Elle est mon petit Léviathan domestique, seulement muselée, encore bavarde.
J'ai renoncé à l'insouciance et, certaines nuits difficiles où j'appelle l'aube de tous mes vœux, je pense à mon vieux frère Job. Je fais mien le credo qu'Andrée Chedid met dans la bouche de sa femme:
“Les souffrances vécues, les événements tragiques ne l'avaient pas endurcie, il la tourmenteraient tant qu'elle ne serait pas rassurée sur le sort des siens. Elle croyait cependant aux retours de l'aube; non pas dans une attente béate, mais en ces craquements d'écorce qui livrent, infailliblement, passage aux sèves et à la vie. […] Le sens du destin continuait de lui échapper; mais rien, rien ne la faisait regretter d'être venue au monde.”
Je sais que mes pires terreurs se réaliseront: un jour je mourrai, et tous mes amours retourneront aussi à la poussière. Mais le Shaddaï veille depuis l’Éternité à ce qu'une fin ne soit pas la fin. Je plonge dans une paix exigeante lorsque je peux voir ma mort en face, mon chaos relatif. Savoir que ce qui me menace ne menace pas l'ensemble de la création.
Hannah Arendt confie, dans une lettre à Gershom Scholem, qu'elle ne croit pas au mal radical mais au bien radical. Elle porte aux nues – et comme elle a raison! – la naissance comme “paradigme du pardon et de la promesse”. Elle l'entend dans le sens cher à toute son œuvre: le sens politique. Elle comprend le nouveau venu comme porteur d'un nouveau commencement de vivre-ensemble.
Je l'entends aussi comme l'infinité de recommencements de toute naissance – qu'elle soit humaine, animale ou végétale.
Une faune incroyablement riche peuple la zone d'exclusion nucléaire autour de Tchernobyl. Des arbres poussent au cœur d'Auschwitz et les vivants d'aujourd'hui y fond mémoire des morts d'hier. D'obscures périodes de l'histoire voient les hommes s'acoquiner avec Léviathan, quitte à le défaire de ses liens. Mais nombreux sont ceux qui participent, avec le Shaddaï, à le contenir.
Il peut encore m'arriver bien des malheurs – et si, comme Job, je perdais tout en quelques sombres jours, je ne promets pas d'y survivre. Peu importe que je meure. Très largement autour de moi, d'autres portent de nouveaux commencements. Le Shaddaï contient les océans, assure la relève fidèle du jour après la nuit, veille à tous les printemps. Je sais que mon Défenseur est vivant, longtemps après qu'on aura détruit cette peau qui est la mienne.
Je suis guérie de la plainte en croyant sur parole la sentence du Créateur: “Cela est juste et bon.”
Où étais-je, à vrai dire, quand il créa la terre et en éprouva la joie, quand les “étoiles du matin chantèrent en choeur et tous les fils de Dieu exultèrent”? Je n'étais pas là et ce n'est pas à moi que fut demandé un jugement.
Il m'appartient, en dépit de la menace, de prendre appui sur ce jugement premier. Il est l'unique sécurité, tout à la fois mince et immense, qui accompagne nos élans vitaux.
Quoi qu'il m'arrive, il est juste et bon que le monde soit, il est juste et bon que je participe, de façon tout-à-fait éphémère, à quelque chose de plus grand que moi. Et que ma marche fragile prenne appui sur la solidité des montagnes qui me survivront longtemps encore.
Après m'avoir fait abandonner la peau morte d'une foi puérile que seul un réel conciliant parvenait à conforter dans ses calculs, la réponse de Dieu m'a éveillée à une foi d'adulte. Paradoxalement, cette foi d'adulte, cette foi sans filet dogmatique, me replonge dans les saveurs de mon enfance. Ce vaste espace de ma vie où rien n'était encore construit et où le sentiment d'une Grandeur me parcourait de frissons. Cette Grandeur qui n'était pas la mienne et qui pourtant ne me rabaissait pas. La Grandeur qui suscitait le désir et les plus sains de mes élans.
(Epilogue)
Alors que j'achève l'écriture de ce livre, je jette mon rituel coup d'oeil par la fenêtre. C'est l'attente un peu inquiète du retour de l'école, je guette le chemin de terre d'où je verrai mes enfants sortir de la forêt. Mon coeur gonfle d'une joie toute neuve à chacune de leurs apparitions. Aujourd'hui, je les vois courir en brandissant des bras victorieux vers le ciel. Ils m'aperçoivent à la fenêtre ouverte:
– Maman, maman, on a vu trois immenses cerfs! Ils ont traversé le chemin à quelques mètres devant nous!
Ils portent des sourires à vous faire éclater la poitrine.
On côtoie bien des gouffres et bien des merveilles, même en une toute petite vie. Cette immense petite vie de mon fils, que je dois à une grâce que je ne sais pas nommer – une grâce étrangère à toute justice. On côtoie bien des questions et à portée de vie, l'infinie possibilité de débusquer la Majesté.
Majesté de la Création, créativité intarissable du Créateur. Ce Dieu que je renonce à emprisonner dans mes théologies. Et je lui rends grâce aujourd'hui d'avoir ouvert à tous les vents l'enclos de ma vie – de m'avoir fait prendre le risque de vivre.“