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Souffle sain pour vent toxique (10)

En ces temps où les Etats parents enferment leurs citoyens enfants dans une violence institutionnelles pour leur bien, et où les citoyens parents s'y soumettent jusqu'à imposer eux-mêmes la violence institutionnelle à leurs enfants en leur faisant porter une culpabilité injuste, tant sur la bouche que dans les mains que dans leur psychisme (vous êtes contagieux d'un mal dont vous ne souffrez pas, donc il nous incombe de vous en faire souffrir)…

Les citoyens parents “savent” au plus profond d'eux ce qu'ils font, mais l'obéissance est d'autant plus totale et totalitaire qu'elle est la seule alternative possible. Car, que faire s'ils n'obéissaient pas à ce qui est fait au nom de leur bien? Ne voulant pas être vus injustement comme maltraitants, ils choisissent d'obéir et sacrifier leurs enfants pour être vus injustement comme “bientraitants”.

Une crise de civilisation dont quelques racines sont décrites dans les extraits ci-dessous.

C’est pour ton bien

Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant
Miller, Alice, Aubier, 1984, 320 p. (extraits, avec références des pages)
Extraits sélectionnés par Jean-Pierre Lepri.
http://www.alice-miller.com/index_fr.php//

“Quelle chance pour ceux qui gouvernent que les hommes ne pensent pas” (Adolf Hitler).

L’opinion publique est loin d’avoir pris conscience que ce qui arrivait à l’enfant dans les premières années de sa vie se répercutait inévitablement sur l’ensemble de la société. 71 La seule connaissance des lois du développement de l’enfant ne nous met pas à l’abri de l’insatisfaction, ni de la colère, lorsque son comportement ne correspond pas à nos représentations idéales, ni à nos besoins, sans parler des cas où il semble mettre en péril nos mécanismes de défense.

La position des enfants est toute différente : ils ne sont pas entravés par un passé, et leur tolérance vis-à-vis des parents est absolument sans limites. 16

Les regards d’interdiction ou de mépris que perçoit le nourrisson peuvent entraîner à l’âge adulte de graves troubles. 18

Tout jeune enfant a besoin pour l’accompagner dans l’existence d’un être qui lui manifeste de l’empathie. On peut faire de l’enfant une foule de choses dans les deux premières années de sa vie, le plier, disposer de lui, lui enseigner de bonnes habitudes, le corriger et le punir, sans qu’il arrive quoi que ce soit, sans que l’enfant se venge. Il n’empêche qu’il ne parvient à surmonter sans difficulté l’injustice qui lui a été faite qu’à la condition de pouvoir se défendre, autrement dit à la condition de pouvoir donner à sa souffrance et à sa colère une expression structurée. Les sentiments sont refoulés, et le besoin de les exprimer de façon structurée demeure insatisfait et sans espoir de satisfaction. 19

Comment nos parents ont-ils été élevés ? Que devaient-ils et que pouvaient-ils faire de nous ? Comment aurions-nous pu nous en apercevoir alors que nous étions enfants ? Comment aurions-nous pu nous comporter autrement avec nos propres enfants ? Ce diabolique cercle vicieux pourra-t-il être aboli un jour ? La culpabilité n’existe-t-elle plus à partir du moment où l’on se bande les yeux ? 22

Ce sont toujours l’« entêtement », le caprice, l’esprit frondeur et la violence des sentiments de l’enfance qui ont posé le plus de problèmes à l’éducateur. 23

Les parents luttent pour obtenir sur leurs enfants le pouvoir qu’ils ont dû eux-mêmes abdiquer auprès de leurs propres parents. La menace qu’ils ont senti peser sur eux dans les premières années de leur vie et dont ils ne peuvent se souvenir, ils la vivent pour la première fois avec leurs propres enfants, et c’est seulement alors, devant de plus faibles qu’eux, qu’ils se défendent souvent très puissamment. Ils s’appuient ce faisant sur une foule de rationalisations qui ont subsisté jusqu’à aujourd’hui. Bien que ce soit toujours pour des raisons internes, autrement dit pour leurs propres besoins, que les parents maltraitent leurs enfants, il est admis une fois pour toutes dans notre société que ce traitement doit être bon pour l’enfant. 29

L’enfant doit donc apprendre dès le départ à « se renier lui-même », à étouffer en lui le plus tôt possible tout ce qui « n’a pas la faveur divine ». 43

Etant donné que l’on croit savoir exactement quels sont les sentiments justes et bons pour l’enfant (comme pour l’adulte), on lutte aussi contre la violence qui est la véritable source de l’énergie. 44

On combat comme source du mal quelque chose que l’on a soi-même fait naître. Une fois que l’on a suscité le « mal » par la répression du vivant, tous les moyens sont bons pour le combattre chez la victime. 45

Comment un petit enfant pourrait-il avoir l’idée que le besoin de tonnerre et l’éclair est issu des profondeurs inconscientes de l’âme de l’éducateur et n’a rien à voir avec sa propre âme enfantine ?
L’enfant doit se soumettre à l’adulte sans demander de raisons. 55

La privation d’amour dans toutes ses nuances joue un rôle primordial car nul enfant ne peut en supporter le risque. 58

Si l’enfant apprend à considérer même les châtiments corporels comme des « mesures nécessaires » contre les « malfaiteurs », parvenu à l’âge adulte, il fera tout pour se protéger lui-même de toute sanction par l’obéissance, et n’aura, en même temps, aucun scrupule à participe au système répressif. 59

Avoir sa propre volonté et sa propre opinion était considéré comme une marque d’obstination, et par conséquent interdit. 60

Le mépris et la persécution de l’enfant dans toute sa faiblesse, ainsi que la répression de la vie, de la créativité et de la sensibilité, en lui comme en nous-mêmes, s’étendent à de si nombreux domaines que nous ne les remarquons presque plus. Les degrés d’intensité et les sanctions varient mais on retrouve presque partout la tendance à éliminer le plus vite possible l’élément infantile, autrement dit l’être faible, dépourvu et dépendant qui nous habite, pour que se développe enfin l’être puissant, autonome et actif qui mérite le respect. Et quand nous rencontrons ce même être faible chez nos enfants, nous le poursuivons avec des moyens analogues à ceux que nous avons employés pour le combattre nous-mêmes et nous appelons cela l’éducation.

Les différents aspects caractéristiques de la « pédagogie noire » nous enseignent les principes suivants :

1. que les adultes sont les maîtres (et non pas les serviteurs !) de l’enfant encore dépendant ;
2. qu’ils tranchent du bien et du mal comme des dieux ;
3. que leur colère est le produit de leurs propres conflits ;
4. qu’ils en rendent l’enfant responsable ;
5. que les parents ont toujours besoin d’être protégés ;
6. que les sentiments vifs qu’éprouve l’enfant pour son maître constituent un danger ;
7. qu’il faut le plut tôt possible « ôter à l’enfant sa volonté » ;
8. que tout cela doit se faire très tôt de manière à ce que l’enfant « ne s’aperçoive de rien » et ne puisse pas trahir l’adulte.

Les moyens de l’oppression du vivant sont les suivants : pièges, mensonges, ruses, dissimulation, privation d’amour, isolement, méfiance, humiliation, mépris, moquerie, honte utilisation de la violence jusqu’à la torture. 77-78

L’une des méthodes de la « pédagogie noire » consiste également à transmettre dès le départ à l’enfant des informations et des opinions fausses. Ces dernières se transmettent depuis des générations et sont respectueusement reprises à leur compte par les enfants, alors que non seulement leur validité n’est pas prouvée, mais qu’il est prouvé qu’elles sont fausses. Entre autres opinions erronées, on peut citer par exemple les principes selon lesquels :

1. le sentiment du devoir engendre l’amour ;
2. on peut tuer la haine par des interdits ;
3. les parents méritent a priori le respect en tant que parents ;
4. les enfants ne méritent a priori aucun respect ;
5. l’obéissance rend fort ;
6. un sentiment élevé de sa propre valeur est nuisible ;
7. un faible sentiment de sa propre valeur conduit à l’amour de ses semblables ;
8. les marques de tendresse sont nocives (mièvrerie) ;
9. il ne faut pas céder aux besoins de l’enfant ;
10. la dureté et la froideur sont une bonne préparation à l’existence ;
11. une reconnaissance simulée vaux mieux qu’une sincère absence de reconnaissance ;
12. l’apparence est plus importante que l’être ;
13. les parents ni Dieu ne pourraient supporter la moindre injure ;
14. le corps est quelques chose de sale et de dégoûtant ;
15. la vivacité des sentiments est nuisible ;
16. les parents sont des êtres dénués de pulsions et exempts de toute culpabilité ;
17. les parents ont toujours raison. 78

Pour tout pédagogue, il est entendu, une fois pour toute, qu’il est mal de mentir, de faire du mal à quelqu’un ou de le vexer, de réagir par la cruauté à la cruauté parentale, au lieu de comprendre les bonnes intentions qu’elle cache, et inversement, il est considéré comme bon et positif que l’enfant dise la vérité, qu’il ne s’arrête pas à la cruauté de leurs actes, qu’il reprenne à son compte les idées de ses parents, qu’il sache adopter une attitude critique vis-à-vis de ses propres idées, et surtout qu’il ne fasse aucune difficulté pour se soumettre à ce qu’on exige de lui. Pour inculquer à l’enfant ces valeurs presque universellement reconnues, non seulement dans la tradition judéo-chrétienne mais aussi dans d’autres traditions, l’adulte doit parfois recourir au mensonge, à la dissimulation, à la cruauté, aux mauvais traitements et à l’humiliation, mais, chez lui, ce ne sont plus des « valeurs négatives », parce qu’il est déjà éduqué et qu’il n’est contraint d’employer ces moyens que pour parvenir à l’objectif sacré, à savoir que l’enfant renonce au mensonge, à la dissimulation, au mal, à la cruauté et à l’égoïsme. En fait, ce sont l’ordre hiérarchique et le pouvoir qui déterminent en dernier ressort qu’une action est bonne ou mauvaise. 82

Il y a indubitablement à mes yeux des valeurs que je n’ai pas besoin de relativiser et dont les possibilités de réalisation détermineront sans doute à long terme nos chances de survie. Ce sont entre autres : le respect des faibles, et par conséquent des enfants en particulier, le respect de la vie et de ses lois, sans quoi toute créativité est étouffée.

Ceux qui ont eu dès l’enfance la possibilité de réagir consciemment ou inconsciemment de façon adéquate aux souffrances, aux vexations et aux échecs qui leur étaient infligés, c’est-à-dire d’y réagir par la colère, conservent dans leur maturité cette aptitude à réagir de façon adéquate.

Adultes, ils perçoivent très bien et savent exprimer, le mal qu’on leur fait. Mais ils n’éprouvent pas pour autant le besoin de sauter à la gorge des autres. 83

Lorsqu’un terroriste attaque, au nom de ses idéaux, des êtres sans défense, se livrant ainsi à la fois aux chefs qui le manipulent et à la police du système qu’il combat, il raconte inconsciemment, par sa compulsion de répétition, ce qui lui a été fait jadis au nom des nobles idéaux de l’éducation. 85

La soumission absolue de l’enfant à la volonté des adultes ne s’est pas seulement traduite par la sujétion politique ultérieure (par exemple dans le système totalitaire du Troisième Reich), mais, avant même, par la prédisposition intérieure à toute nouvelle sujétion, dès lors que le jeune homme quittait la maison familiale. Comment un être qui n’avait pu développer en lui-même que la seule aptitude à obéir aux ordres qui lui étaient donnés aurait-il pu vivre de façon autonome avec ce vide intérieur ? 89

Nous nous demandons bien souvent comment un couple peut exister, comment cette femme peut vivre avec cet homme ou vice-versa. Il se peut que l’épouse en question ne supporte la vie commune qu’au prix d’immenses souffrances, de l’abdication de sa propre vie. Mais elle a l’impression qu’elle mourrait de peur si son mari l’abandonnait. En réalité, cette rupture serait peut-être la chance de sa vie. Mais elle ne peut pas s’en rendre compte tant qu’elle revit avec son mari les anciennes souffrances vécues avec son père et inconsciemment refoulées. À l’idée d’être abandonnée par cet homme, elle ne ressent pas la situation présente, mais revit l’angoisse d’abandon de la toute petite enfance et de l’époque où elle était véritablement dépendante de son père. 92-93

Lorsque survient un personnage qui parle et se comporte de façon analogue à son propre père, même l’adulte en oublie ses droits démocratiques ou n’en fait plus usage, il se soumet à ce personnage, lui fait des ovations, se laisse manipuler par lui, lui accorde toute sa confiance, enfin se livre entièrement à lui et ne s’aperçoit pas de l’esclavage dans lequel il tombe, parce que l’on ne remarque pas ce qui s’inscrit dans la continuité de sa propre enfance. Et à partir du moment où l’on s’est rendu aussi dépendant de quelqu’un qu’on l’était de ses parents dans sa petite enfance, il n’y a plus de moyen d’y échapper. 95

A partir du moment où les sentiments ont droit de cité, le silence est rompu, et il ne peut plus y avoir de frein au triomphe de la vérité. Même les débats intellectuels sur la question de savoir «si la vérité existe», « si tout n’est pas relatif », etc., apparaissent sous leur véritable jour, avec la fonction de protection qu’ils assurent, dès lors que la douleur a mis à nu la vérité. 96


Cette adaptation parfaite aux normes de la société, à ce qu’on appelle la « saine normalité », comporte bien évidemment le risque que le sujet en question puisse être utilisé à de nombreuses fins. Ce n’est pas une perte d’autonomie qui se produit ici, puisqu’il n’y a jamais eu d’autonomie, mais une interversion des valeurs, qui ne présentent en elles-mêmes, de toute façon, aucune importance pour l’individu considéré, aussi longtemps que le principe de l’obéissance domine tout son système de valeurs. On en est resté à l’idéalisation des parents et de leurs exigences qui peut aisément être transposée au Führer ou à l’idéologie correspondante. Etant donné que les parents ont toujours raison dans ce qu’ils exigent, ce n’est pas la peine de se casser la tête à chaque fois, pour savoir si leur exigence ponctuelle est également juste. 104

Le courage, l’honnêteté et l’aptitude à aimer les autres ne doivent pas être considérés comme des « vertus », ni comme de catégories morales, mais comme les conséquences d’un destin plus ou moins clément.

La morale et le sens du devoir sont des prothèses auxquelles il faut recourir lorsqu’il manque un élément capital. Plus la répression des sentiments a été profonde dans l’enfance, plus l’arsenal d’armes intellectuelles et la réserve de prothèses morales doivent être importants, car la morale et le sens du devoir ne sont ni les sources d’énergie, ni le terrain propice aux véritables sentiments humains. Les prothèses ne sont pas des éléments vivants. 105

Le sens du devoir n’est certes pas un terrain propice au développement de l’amour, mais à celui de sentiments réciproques de culpabilité. Par des sentiments de culpabilité qui durent toute la vie et une reconnaissance qui le paralyse, l’enfant est à tout jamais lié à la mère. 106

On comprend assez facilement, ou presque, que des hommes et des femmes aient pu sans problèmes apparents conduire à la chambre à gaz un million d’enfants porteur de ces parts de leur propre psychisme qu’ils redoutaient tant. On peut même se représenter qu’ils leurs aient hurlé dessus, qu’ils les aient battus ou photographiés et qu’ils aient enfin trouvé là un exutoire à leur haine de la petite enfance. Leur éducation visait dès le départ à exterminer tout ce qui relevait de l’enfance, du jeu et du vivant. Il fallait qu’ils reproduisent exactement de la même manière l’atrocité commise sur eux, le meurtre de l’âme perpétré sur les enfants qu’ils avaient été : chez ces enfants juifs qu’ils envoyaient à la chambre à gaz, ils ne faisaient jamais que reproduire inlassablement le meurtre de leur propre existence d’enfants. 107

L’éducation sert, dans bien des cas, à empêcher que ne s’éveille à la vie chez son propre enfant ce que l’on a jadis tué en soi-même. 111

Le principe pédagogique selon lequel il faudrait « orienter » dès le départ l’enfant dans une certaine direction naît du besoin de dissocier du soi les éléments inquiétants de sa propre intériorité et de les projeter sur un objet disponible. Le caractère malléable, souple, sans défense et disponible de l’enfant en fait l’objet idéal de ce type de projection. L’ennemi intérieur peut enfin être combattu à l’extérieur.

Les spécialistes de la recherche sur la paix sont de plus en plus conscients de ces mécanismes, mais tant qu’on n’en voit pas la source dans l’éducation des enfants, ou tant qu’on la dissimule, on ne peut pas entreprendre grand-chose pour y remédier. Car des enfants qui ont grandi investis des éléments exécrés de la personnalité de leurs parents, qu’il fallait combattre, ne peuvent pas espérer transférer ces éléments sur quelqu’un d’autre pour se sentir à nouveau bons, « moraux », nobles et proches des autres. Alors que ce type de projection peut aisément se faire sur n’importe quelle idéologie. 112

C’est l’éducateur, et non l’enfant, qui a besoin de la pédagogie. Ma position antipédagogique n’est pas orientée contre un certain type d’éducation mais contre l’éducation en soi, même lorsqu’elle est anti-autoritaire. 117

Ma conviction de la nocivité de l’éducation repose sur les constations suivantes :

Tous les conseils pour l’éducation des enfants trahissent plus ou moins nettement des besoins de l’adulte, nombreux et divers, dont la satisfaction n’est pas nécessaire au développement de l’enfant et de ce qu’il y a de vivant en lui, et par surcroît l’entrave. Cela vaut même pour les cas où l’adulte est sincèrement persuadé d’agir dans l’intérêt de l’enfant. Parmi ces besoins, il faut compter : premièrement, le besoin inconscient de reporter sur un autre les humiliations que l’on a soi-même subies dans le passé ; deuxièmement, le besoin de trouver un exécutoire aux affects refoulés ; troisièmement, celui de posséder un objet vivant disponible et manipulable ; uatrièmement, celui de conserver sa propre défense, c’est-à-dire de préserver ’idéalisation de sa propre enfance et de ses propres parents, dans la mesure où la valeur de ses propres principes d’éducation doit confirmer celles des principes parentaux ; cinquièmement, la peur de la liberté ; sixièmement, la peur de la réémergence du refoulé que l’on retrouve chez son propre enfant et qu’il faut à nouveau combattre chez lui, après l’avoir tué en soi ; septièmement et pour finir, la vengeance pour les souffrances endurées. Etant donné que, dans toute éducation, l’une de ces motivations intervient, elle est tout au plus bonne à faire de l’enfant un bon éducateur. Mais en aucun cas, elle ne peut l’aider à accéder à la liberté de la vie. Quand on éduque un enfant, il apprend à éduquer. Quand on fait la morale à un enfant, il apprend à faire la morale ; quand on le met en garde, il apprend à mettre en garde ; quand on le gronde, il apprend à gronder ; quand on se moque de lui, il apprend à se moquer ; quand on l’humilie, il apprend à humilier ; quand on tue son intériorité, il apprend à tuer. Il n’a alors plus qu’à choisir qui tuer: lui-même, les autres, ou les deux.

L’enfant a besoin, pour son développement, de respect de la part de sa personne de référence, de tolérance pour ses sentiments, de sensibilité à ses besoins et à ses susceptibilités, du caractère authentique de la personnalité de ses parents, dont c’est la propre liberté – et non des considérations éducatives – qui impose des limites naturelles à l’enfant. 119

Je ne vois pas quelle signification positive on pourrait trouver au terme « éducation ». Je n’y vois qu’une défense des adultes, une manipulation pour échapper à leur propre insécurité et à leur propre absence de liberté, que je peux certes comprendre, mais dont je ne dois pas ignorer les dangers.

Il y a dans le mot « éducation » la représentation d’un certain nombre d’objectifs que l’enfant doit atteindre – et l’on influe par là-même sur ses possibilités de développement. 121

L’accompagnement de l’adulte permet à l’enfant de se développer pleinement s’il présente les caractéristiques suivantes :

1. Respect de l’enfant ;
2. Respect de ses droits ;
3. Tolérance pour ses sentiments ;
4. Volonté de tirer de son comportement un enseignement sur :
a) La nature de cet enfant en particulier ;
b) Leur propre nature d’enfants, qui permette aux parents un véritable travail du deuil ;
c) Sur les lois de la sensibilité, qui apparaissent bien plus nettement chez l’enfant que chez l’adulte, parce que l’enfant vit ses sentiments de façon bien plus intense et, dans les meilleurs des cas, de façon bien plus directe que l’adulte. 122

Les principales étapes de la vie de la plupart des êtres consistent à :

1. subir dans sa petite enfance des offenses que personne ne considère comme telles ;
2. ne pas réagir à la douleur par la colère ;
3. manifester de la reconnaissance pour ces prétendus bienfaits ;
4. tout oublier ;
5. à l’âge adulte, décharger sur les autres la colère que l’on accumulée ou la retourner contre soi-même.

La plus grande cruauté que l’on inflige aux enfants réside dans le fait qu’on leur interdit d’exprimer leur colère ou leur souffrance, sous peine de risquer de perdre l’amour et l’affection de leurs parents. Cette colère de la petite enfance s’accumule donc dans l’inconscient, et comme elle représente dans le fond un très sain potentiel d’énergie vitale, il faut que le sujet dépense une énergie égale pour le maintenir refoulé. 128

Un être qui, avec ou sans châtiments corporels, a été contraint très le départ à étouffer en lui l’enfant vivant, ou le bannir, à le rejeter et à le persécuter, aura toute sa vie le souci de ne pas laisser cette menace intérieure se manifester à nouveau. Mais les forces psychiques sont d’une telle résistance qu’elles sont rarement étouffées définitivement. Elles cherchent perpétuellement des échappatoires pour pouvoir subsister sous une apparence déformée qui n’est pas toujours sans danger pour la société. L’une de ces formes est, par exemple, la projection de l’élément infantile à l’extérieur, dans le moi grandiose ; une autre en est la lutte contre le « mal » à l’intérieur de soi. La « pédagogie noire » montre que ces deux formes sont liées et que l’éducation religieuse traditionnelle les associe. 142

On se traite soi-même, sa vie durant, de la même façon que l’on a été traité dans la petite enfance. Et les plus torturantes souffrances sont souvent celles que l’on s’inflige ultérieurement. Il n’y a plus aucun moyen d’échapper au tortionnaire que l’on porte en soi et qui souvent se déguise en éducateur. 158

Nulle part je n’ai trouvé la bête, l’enfant mauvais, que les pédagogues croient devoir éduquer au « bien ». Je n’ai trouvé partout que des enfants sans défense qui avaient été maltraités par des adultes au nom de l’éducation et bien souvent pour servir des idéaux supérieurs. Mon optimisme repose donc sur l’espoir que l’opinion publique n’acceptera plus que soient dissimulés les mauvais traitements au service de l’éducation, dès lors qu’elle aura compris :
1. que cette éducation n’est pas fondamentalement conçue pour le bien de l’enfant mais pour satisfaire les besoins de puissance et de vengeance de ses éducateurs et
2. que non seulement l’enfant maltraité mais, en dernier ressort, nous tous pouvons en être victimes. 278

Ce qu’un être peut subir comme injustice, humiliation, mauvais traitement et abus ne reste pas, contrairement à ce que l’on pense généralement, sans effet. L’effet des mauvais traitements se répercute sur de nouvelles victimes innocentes, même si la mémoire n’en est pas restée dans la conscience de la victime elle-même. 281

La colère contre les parents, rigoureusement interdite mais très intense chez l’enfant, est transférée sur d’autres êtres et sur son propre soi, mais elle n’est pas éliminée du monde, au contraire : par la possibilité qui lui est donnée de se déverser sur les enfants, elle se répand dans le monde entier comme une peste. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des guerres de religion, bien que cela constitue dans le fond une contradiction en soi.

Le véritable pardon ne passe pas à côté de la colère, mais il passe par elle. C’est seulement à partir du moment où j’ai pu me révolter contre l’injustice qui m’a été faite, lorsque j’ai identifié la persécution en tant que telle et pu haïr mon bourreau, que la voie du pardon m’est ouverte. Pour que la colère, la rancœur et la haine ne se perpétuent pas éternellement, il faut que l’histoire des souffrances de la petite enfance soit entièrement dévoilée. 282

Lorsqu’un adulte a eu la chance de remonter jusqu’aux origines de l’injustice qu’il a subie dans sa vie individuelle et de la vivre avec des sentiments conscients, avec le temps, il comprendra de lui-même, et de préférence sans l’aide d’aucune assistance éducative ni religieuse, que ce n’est pas par plaisir, par puissance et par vitalité que ses parents l’ont torturé et maltraité comme ils l’ont fait, mais parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, et qu’en ayant eux-mêmes été victimes autrefois, ils croyaient aux méthodes traditionnelles d’éducation.

Un être qui a pu dès l’enfance se sentir libre et fort n’a pas le moindre besoin d’en humilier les autres. 283

Ce n’est pas la haine vécue mais la haine accumulée intérieurement et réprimée par des idéologies qui conduit à des actes de violence et à la destruction. Tout sentiment vécu et éprouvé fait place avec le temps à un autre, et la haine du père la plus violente, si elle est consciente ne poussera jamais un être à commettre un meurtre, sans parler d’exterminer des peuples entiers.

1. Pour que les parents ressentent ce qu’ils font à leurs enfants, il faudrait qu’ils aient d’abord ressenti ce qui leur a été fait dans leur propre enfance. Mais c’est précisément ce qui leur a été interdit. 298

2. Lorsque le drame de leur enfance reste entièrement dissimulé derrière des idéalisations chez des êtres par ailleurs de bonne foi, il faut que la connaissance inconsciente de cet état de choses s’exprime indirectement. C’est ce qui se produit par l’intermédiaire de la compulsion de répétition. Pour des raisons qui leur restent incompréhensibles, ces êtres recréent toujours des situations et nouent toujours des relations dans lesquelles ils torturent leurs partenaires, sont torturés par eux ou les deux à la fois.
3. Du fait que la torture de ses propres enfants est un moyen d’éducation considéré comme légitime, l’agressivité refoulée et accumulée trouve là un exutoire facile.
4. Comme par ailleurs les réactions agressives aux mauvais traitements physiques ou psychiques infligés par les parents sont interdites par presque toutes les religions, le sujet en est réduit à ce type d’exutoires.

Où que je regarde, je vois l’ordre de respecter les parents, mais nulle part l’exigence du respect de l’enfant. 299

Ce ne sont pas des « crises » ni des « systèmes » qui ont tué, ce sont des hommes, des hommes dont les pères avaient toujours pu être fiers de l’obéissance de leurs petits. 300

1. Exprimant ses besoins les plus normaux et les plus inoffensifs, l’enfant peut être ressenti par ses parents comme exigeant, tyrannique et dangereux, s’ils ont eux-mêmes souffert par exemple de l’autorité d’un père tyrannique dont ils n’ont pas pu se défendre.
2. L’enfant peut réagir à ces « attributions » par une exigence effective, issue de son faux soi, de manière à incarner aux yeux de ses parents le père agressif qu’ils recherchent toujours.
3. Traiter ce comportement de l’enfant ou du futur patient au niveau des pulsions, et vouloir l’aider en l’éduquant au « renoncement pulsionnel », serait ignorer la véritable histoire de cette tragique représentation de soi-même et abandonner le patient à sa solitude.
4. Il n’y a pas besoin de rechercher le « renoncement pulsionnel », ni la « sublimation » de la « pulsion de mort », à partir du moment où l’on a compris les racines d’une action destructrice ou agressive dans l’histoire de sa vie, dans la mesure où, à partir de ce moment-là, les énergies psychiques se changent d’elles-mêmes en créativité à condition qu’aucune mesure éducative n’ait été prise.
5. Le travail du deuil sur ce qui s’est passé irréversiblement est la condition sine qua non de ce processus.
6. Ce travail du deuil conduit non seulement à de nouvelles formes d’interaction avec des partenaires actuels mais aussi à une modification intrapsychique structurelles. 306

Les parents ne sont bien évidemment pas uniquement des bourreaux, mais il est important de savoir que, dans bien des cas, ils le sont aussi, et très souvent sans même s’en apercevoir. Les parents qui aiment leurs enfants devraient avoir, plus que personne, la curiosité de savoir ce qu’ils font inconsciemment à leurs enfants. S’ils ne veulent rien en savoir tout en se réclamant de leur amour, c’est qu’ils n’ont pas véritablement le souci de la vie de leurs enfants, mais celui d’une sorte de comptabilité dans leur propre registre de culpabilité. 307

Toute pédagogie devient superflue dès lors que l’enfant a pu avoir auprès de lui, dans son enfance, une personne stable, qu’il peut utiliser au sens où l’entent également Winnicott, qu’il ne doit pas craindre de perdre, par qui il n’a pas à craindre d’être abandonné s’il exprime ce qu’il ressent. Un enfant qui est pris au sérieux, respecté et soutenu dans ce sens-là peut faire sa propre expérience de lui-même et du monde et n’a pas de sanctions à craindre de l’éducateur. 313

Le drame de l’individu bien élevé réside dans le fait qu’une fois adulte, il ne peut pas savoir ce qui lui a été fait, ni ce qu’il fait lui-même, s’il ne s’en est pas aperçu quand il était enfant. Des foules d’institutions en profitent et en particulier les régimes totalitaires. 314
</WRAP>


Document interne de travail du CRÉA (Cercle de réflexion pour une ‘éducation’ authentique) : 8
7 Les Champs Dessus, F-71300 MARY, education-authentique.org/

21/12/2021 07:16

Souffle sain pour vent toxique (9)

En ce temps, ce sont des lectures saines qui m'animent.

“Immobile, silencieux et aligné”

Entrevue avec Patrick Burensteinas, alchimiste

Sur les lieux sacrés, exemple Rocamadour.

Il faut que les lieux sacrés ne soient pas massacrés. Il y a d’ailleurs une remarque, je déteste ça, ça m’énerve. Les gens sont devenus « indomaniaques » et font des stupas partout, ça sert à rien. C’est pas la même tradition et ça détruit détruit les lieux. Parce que les mecs prennent les pierres qui sont là et ils font des tas de constructions idiotes sans aucune raison, je ne sais pas d’où vient cette tradition. Ils mettent des vœux et que sais-je, non ça ne sert à rien. Et en plus, c’est antinomique avec l’énergie du lieu. Ca c’est de l’histoire qu’on fait de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours sans qu’il n’y ait aucune source. Mais ils font des choses qu’ils ont cru comprendre. Et ils font des choses simples, faciles à faire et qui donnent pour eux des résultats rapides. Parce qu’ils ne font jamais du travail dans le temps.

Suivre une voie, c’est le travail d’une vie. Là, si tu fais deux jours d’ayahuasca, tu es grand maître machin. C’est pas ce qu’on veut. Ca nécessite un réel travail, la purification est proportionnelle à ton épaisseur. Donc, le type qui trouve la lumière au bout de 5 secondes, il n’avait besoin d’aucune voie en vrai. Et il peut suivre n’importe laquelle. Mais ce qui est navrant, c’est que les gens font ça comme des ânes, sans qu’il n’y ait aucune source. C’est de l’imitation. Dans une ville où il n’y a pas de poubelles, tu ne jettes pas de déchets par terre. Mais si tu mets un tas de poubelles au milieu de la même ville, deux minutes après, tu as 50 tonnes de déchets. Ben, là c’est pareil. Et d’autant plus que ça détruit vraiment les lieux. Ca fait l’effet contraire, parce qu’il y a des lieux qui sont à des points géodésiques parfaitement équilibrés et qui fonctionnent et qui font du « spriritus ». Et le fait de faire ça, fait que ça ne fonctionne plus. Et en plus, physiquement ça détruit les lieux. C’est bien pour ça que la tradition dit « transmission », c’est qu’on ne donne pas un fusil chargé dans les mains d’un enfant de deux ans. Il faut connaître la personne, il faut savoir… il faut expliquer surtout. Tu dois connaître les tenants et les aboutissants.

Je veux dire, tu as des rituels, des machins qui sont sur internet ou ailleurs. Les gens disent allez-y, faites-le, il va se passer un truc. Peut-être il va se passer un truc, mais tu fais quoi après ? Les mouches curieuses, il y en a plein dans les toiles d’araignées. Et après, tu dis aux gens, démerdez-vous avec ce qui arrive ! Ben non. Tu ne peux pas faire ça. Tu es responsable de ce que tu transmets. Si tu expliques aux gens voilà à quoi ça sert, voilà comment ça marche. Et qu’ils aient les tenants et les aboutissants, mais dès fois ça peut prendre des années, ils ne finiront pas par détruire les lieux, il vont animer les lieux, ils vont le transmettre à leur tour. Mais si tu n’as rien compris, tu vas faire le premier truc qu’on te dit. Je vois plein de gens qui font ça mais ils signent un chèque en blanc, faut avoir super confiance. Un mec qui te dis, tu vas voir ça te fera ça et tout, et puis ça te saute à la figure, c’est démerde-toi.

Les voies traditionnelles tombent en désuétude?

Non, pas en désuétude, elles ne sont pas suivies. Les gens qui veulent faire vite, ça ne marche juste pas. C’est juste de l’illusion. Ils sont dans une prison, et ils vont dans une autre en se collant des plumes, ce n’est pas pour ça qu’ils sortent de la prison. Ils changent le décor de leur prison. Le type qui tire les anges pour savoir qu’il doit aller aux toilettes entre 13h44 et 14h12, pour moi, il n’est pas plus libre qu’il ne l’était avant. On est libre de ne rien faire, on est libre de se bercer d’illusions. C’est comme allumer la lumière dans la prison, c’est pas toujours confortable.

Le type est dans un canapé super confortable, il se plaît là-dedans. Pan, j’allume la lumière et il voit qu’il se vautre dans un tas d’ordures. C’est confortable aussi, mais ça ne vas pas lui plaire. Qu’est-ce qu’il va faire. Deux solutions : où il sort, il bouge, ou alors il éteint la lumière, il oublie qu’il est dans les ordures. Celui qui suit la voie, c’est un réel travail. Un réel engagement. C’est pour ça souvent qu’il y a un maître. Et le maître lui évite justement l’illusion, ce qu va donner les tenants et les aboutissants. Et le disciple va râler, ça n’ira pas aussi vite qu’il veut, il aura des difficultés… Suivre une voie, c’est se dépouiller de quelque chose, et ceux qui en suivent pour avoir quelque chose vont être forcément déçus puisque le but c’est de retirer des choses. Et on voit plein de gens qui commencent à suivre une voie, et qui disent : « Je ne comprends pas, c’est pire qu’avant, pourquoi je fais ça ? » C’est normal ! Puisque tu te dépouilles.

C’est comme une pile d’assiettes. Tu est en train de faire le ménage, mais quand tu retires une assiette, tu va en révéler une sale en-dessous. Toi, tu as juste masqué ça et tu dis que c’est cool je l’ai déplacée. Mais tu n’a rien déplacé, tu as juste caché. Donc, et c’est le problème des voies initiatiques, c’est que le premier travail, c’est pas de remplir, c’est de vider. Si tu veux te vider, il faut d’abord faire de la place. Et c’est difficile, parce que c’est des fois des trucs auxquels tu est attaché. Tu as cru une chose toute ta vie et on te dit non, il faut jeter ça. Moi, je le vois avec les gens qui ont des pierres. Ils ont des super pierres qu’ils ont payé super chers. Et on leur dit vous allez faire un trou et vous allez les y mettre, parce que vous êtes des esclavagistes à pierres. Elles ont leur vie aussi. Vous croyez qu’elles sont là pour être à votre service. Rendez-les à la nature. « Ah ben non, elle me plaît, non, j’ai eu du mal à l’avoir, non ça ma coûté cher. » Quand on suit une voie initiatique, la première question qu’on doit se poser c’est qu’est-ce qu’on est prêt à perdre. Et la réponse, c’est tout, même la forme.

Vous avez dit: “on ne choisit pas la voie, c’est la voie qui vous choisit”.

Je confirme. J’en suis intimement convaincu. Si avant que je ne commence, on m’avait dit que je ferais de l’alchimie, j’aurais dit: “Ca va pas, non?” D’ailleurs, j’ai commencé comme ça. J’ai commencé à faire de l’alchimie pour prouver que ça n’existait pas. Je me suis dit qu’est-ce que c’est que ce fatras de superstitions moyenâgeuses. Et j’ai commencé à faire les expériences en me disant que ça n’allais pas marcher, sauf que ça a marché. Et ça m’est tombé dessus, réellement, je ne sais pas comment ça m’est tombé dessus, je ne peux pas savoir. C’est pas vous qui décidez.

Comment être heureux, ici et maintenant?

C’est un pléonasme. “Etre”, c’est être heureux. Et quand on dit “Je suis heureux”, c’est un pléonasme. “Etre” c’est déjà le bonheur. Attention, ne pas confondre “plaisir” et “bonheur”. Le plaisir est individuel. Le bonheur est collectif. D’ailleurs on nous a vendu une société de plaisir en nous faisant croire que c’était le bonheur. Et c’est pour ça qu’on est malheureux parce que ce n’est pas la bonne nourriture. Le nombre de choses qu’on a désiré ardemment et quand on l’a eu on l’a rangé dans un placard. Le bonheur, c’est quand tout est à sa place, vous aussi mais vous ne savez pas pourquoi. Si vous vous posez la question de pourquoi vous êtes bien, vous ne l’êtes plus. C’est pas du désir, le bonheur. C’est tout est à sa place. Donc comment être heureux ici et maintenant? Il faut être ici et maintenant.

Ca commence par la contemplation. Tout est beau autour de nous. Moi, je vais voir un mouchoir froissé par terre, je vais dire “ah! C’est sale, c’est moche!” Mais si je regarde précisément, et que je regarde la forme.. On a des moments de grâce ou tout est beau. Par exemple, il pleut. Vous allez râler parce qu’il pleut. Mais si vous regarder les gouttes d’eau dans une marre, c’est d’une beauté absolue. Donc c’est un état d’esprit aussi. Le bonheur, vous allez dire que c’est un état d’être. Non, c’est juste être. Qu’est-ce qui vous empêche d’être ? Souvent, c’est la préméditation. Méditez, ne pré-méditez pas. Si vous êtes dans un monde de cause et d’effets, vous ne faites que gérer les effets en espérant que ça marche, alors que l’idée c’est d’être la cause et d’avoir des effets sans causes. Sinon votre vie devient le choix des contraintes. On dit que la différence entre l’initié et le profane ; quand l’initié cherche du travail, le profane cherche des excuses. Donc, avancez sur votre chemin. Et jamais rien n’est inéluctable. Tout est possible, c’est seulement plus ou moins probable.

Combien d’énergie êtes vous capable de mettre dans quelque chose ? Je ne sais pas, vous êtes au pied de l’Everest, et je te donne une petite cuillère et je vous dis « la montagne qui est là, tu la mets là. » Tu vas dire, c’est pas possible. Si, c’est possible, ça va juste prendre du temps. Mais si vous êtes 100 millions de personnes avec une petite cuillère, ça va prendre une journée. Donc, dites-vous bien que rien n’est impossible, rien. Et plus vous « être », et plus c’est possible. Tous les organismes depuis la nuit des temps qui ont survécu, c’est ceux qui ont collaboré. Tous ceux qui ont été dans la compétition, ont disparu. Même si à un moment, ils ont été les premiers de cordée, mais ils ont été poussés par les autres. Donc, vous voulez être heureux alors commencez à collaborer. Et là vous vous approchez du bonheur. Je mange quelque chose tout seul à table, ça me fait plaisir. On est entre amis, on est heureux. C’est le même plat. Un exemple, c’est l’énergie surnuméraire, d’où elle vient ? Je bois un verre de vin, il est bon. Je connais le viticulteur, il est meilleur. Et pourquoi ? Je mange un fruit pris d’un arbre. Il est le même que celui pris d’une barquette. Et pourquoi ? Parce qu’il y en a un qui a du « spiritus ». Le bonheur, c’est ce « spiritus ».

L’alchimiste, c’est ce qu’il cherche. Il cherche le dissolvant, il s’en badigeonne partout, et plus il s’en badigeonne, plus il va rayonner aussi. Donc plus son propre contact va mettre du dissolvant aux autres, et plus les gens vont être heureux. C’est ce qui nous rend intelligents aussi. On visite une cathédrale, par exemple. Et je vous raconte tout ce qu’il y a dessus. Et tout le monde me regarde en me disant, « mais pourquoi il nous dit ça, c’est une évidence, ça va de soi. » Deux jour après vous revenez tout seul et vous ne comprenez plus rien. C’est pas que vous êtes devenus bête, c’est que vous n’êtes plus dans ce « spiritus ». on n’est plus ensemble. Le collectif est plus intelligent que l’individuel. Pas dans le mental, mais justement dans l’absorption. Le temple est plus important que l’individu tout seul – la contemplation. Donc, vous voulez être heureux, ce sera forcément collectif. Et c’est ici et maintenant. C’est dans le présent. D’ailleurs quand on fait un cadeau, c’est toujours un présent. C’est pas un passé, ni un futur. Donc, arrêtez de regarder loin devant, et arrêtez de dire ah ! ce sera mieux demain. Non, c’est comme les gens qui parlent de réincarnation et qui disent ah ! la prochaine vie sera meilleure que celle-là. Mais vous vous êtes peut-être dit cela déjà dans la vie d’avant.

Donc c’est ici et maintenant que vous pouvez agir. Donc bougez-vous, arrêtez de vous plaindre. Celui qui est vide, se plaint. Tout le temps. Et vous êtes avide. Et quand vous êtes avide et que votre voisin a un truc, vous dites « c’est pas juste ». Par contre, si vous êtes complet et que votre voisin a un truc vous vous dites « c’est bien », vous êtes heureux pour lui. Donc le bonheur, c’est vraiment collectif. C’est vraiment la leçon qu’on doit comprendre aujourd’hui avec tout ce qui se passe dans notre monde. On est à la croisée des chemins, là. On a le choix aujourd’hui pour une des premières fois dans l’humanité de choisir une société de collaboration, ou une société de compétition. Une société de compétition, c’est mort. D’ailleurs tous les gens qui espèrent retrouver le monde « d’avant » rêvent, il n’y a aucune chance. Ou aucun risque plutôt. Moi j’ai pas du tout envie de la société d’avant. J’ai envie d’une société où les gens sont heureux. Mais ça ne peut être que collectif, la répartition des ressources. Comment est-il possible de vivre dans un monde où pour qu’il y en ait peut qui aient beaucoup, il faut qu’il y en aient beaucoup qui aient peu? Faut arrêter avec ça. C’est un monde de plaisir, c’est ce qu’on nous vend.

Les gens sont malheureux dans une entreprise, qu’est-ce qu’on fait ? On leur met une table de ping-pong et on ne comprend pas que les gens fassent tous grève. C’est normal, c’est le bonheur qu’ils cherchent et on leur met du plaisir, ils en ont rien à battre. C’est extrêmement simple, et c’est pour ça qu’on trouve pas. Et il y a une raison mécanique d’être heureux aussi, c’est soyez immobile, silencieux et aligné. Immobile, c’est arrêter de courir partout. Silencieux, c’est celui qui parle n’écoute pas. Lao Tseu disait on a une bouche et deux oreilles, c’est qu’on doit parler deux fois moins qu’on écoute. Et aligné, pourquoi, parce l’information circule beaucoup plus dans un corps aligné que dans un corps chaotique. C’est l’image entre le diamant et le charbon. Les deux c’est du carbone pur. Donc pourquoi y en a-t-il un qui est dur et transparent et l’autre qui est noir et mou ? C’est les contraires alors que c’est le même corps. Donc on ne peut pas dire que les différences dépendent de la matière. Non, elles dépendent de l’alignement. Le diamant est aligné sur trois axes alors que le charbon n’est aligné que sur deux axes. Plus vous êtes aligné, plus vous laisserez passer la lumière. Aligné, immobile et silencieux, ça c’est la méthode. D’ailleurs, quand vous êtes inondé de lumière, l’art, par exemple. Une vraie œuvre d’art, pas une œuvre culturelle où on doit m’expliquer une œuvre d’art, c’est trop tard. Une œuvre d’art, cela vous rend immobile, silencieux et aligné. Vous regardez la Pieta par exemple, qu’est-ce que vous faites ? Vous arrêtez de bouger, vous avez la mâchoire qui tombe, et puis vous ne dites plus rien. Ca y est ! Vous êtes aligné aussi. Les géométries sacrées vous alignent aussi.

Vous rentrez dans une lieu sacré, qu’est-ce que faites ? Vous vous taisez. Puis vous avez tendance à être aligné. Et puis vous avez envie de vous arrêter quelque part. Ecoutez ça ! Immobile, silencieux, aligné. Dans certains endroits on doit se tenir correctement. La position pharaonique, pourquoi ? Parce qu’on est immobile, silencieux et aligné. Pourquoi on dit « taisez-vous » ? Pourquoi on vous dit « tenez-vous bien » ? Pour ces mêmes raisons, ça ne marche pas, ce sont des loi universelles. Donc voilà la méthode et la raison pour être heureux. Donc, vous avez de quoi faire. Ou de quoi défaire.

20/12/2021 12:25 · david

Souffle sain pour vent toxique (8)

En ce temps où j'ai du mal, ce sont des lectures saines qui n'ont rien de particulier, et c'est pour cela qu'elles sont saines, qui m'animent.

Un regard nouveau

Bref extrait du petit recueil d'essais de Jacques Lusseyran “La lumière dans les ténèbres”.

(En introduction, l'auteur décrit son “histoire” comme ceci: “J'ai vu avec mes yeux, jusqu'à l'âge de huit ans et, depuis plus de vingt ans, je suis aveugle, entièrement aveugle. Cette histoire, cette expérience, je sais qu'elle est mon plus grand bonheur. Je sais aussi tout ce qu'on peut dire: “Ce ne sont que des mots. C'est de l'interprétation poétique. C'est une fable consolante. C'est de la mystification.” Je ne crois rien de tout cela.)

[…]

Continuer, c'est ce que Dieu permet toujours. Si nous apercevons quelque part un mur, une perte, un malheur, ce n'est pas Dieu l'auteur du mur, mais notre esprit. Il s'est absenté de la Création. Au courant universel, il a préféré son courant propre, et le voilà qui s'est arrêté.

Il n'y a pas de mur, il n'y a pas de perte. Tout est remplacé, tout continue. Ainsi en est-il de la lumière pour les aveugles.

J'entends avec une surprise chaque fois renouvelée les gens les plus sérieux, des médecins, des romanciers, des psychologues, parler de cette “nuit” terrible dans laquelle nous plonge la cécité. “Nuit”, c'est bien le mot que tous emploient, et je ne peux que protester, car ce mot révèle un préjugé étrange.

Un préjugé ou, tout simplement, une opinion légère, car comment ne pas soupçonner, si l'on est médecin ou psychologue, le caractère fondamentalement relatif de tous les modes de perception?

Les faits sont très différents de ce qu'on imagine. Cesser de voir avec les yeux, ce n'est pas entrer dans un monde où cesse la lumière.

A l'instant où j'ai perdu la vue, j'ai retrouvé la lumière intacte au fond de moi. Je n'ai pas eu à me rappeler ce qu'elle était pour mes yeux, à veiller sur son souvenir: elle était là, dans mon esprit et mon corps. Elle y était inscrite dans sa totalité. La lumière était là, accompagnée de toutes les formes visibles, douée de ce pouvoir qu'elle a dans le monde des yeux, celui de grandir et de décroître, de se déplacer.

Je le répète: l'expérience qui m'était donnée n'était pas celle d'un souvenir. Cette lumière que je continuais de voir sans mes yeux, c'était la même qu'autrefois. Mais ma position par rapport à elle avait changé: j'étais plus proche de sa source.

Tout se passait comme si la lumière, au lieu d'être cet objet extérieur, cet éclairage étranger, ce phénomène naturel qui peut se produire ou ne pas se produire et sur lequel nous avons si peu de pouvoir, enveloppait désormais d'un seul mouvement, d'une seule prise, le monde extérieur et moi-même.

Privé de mes yeux, cette lumière que je voyais, je ne pouvais pas dire qu'elle venait du dehors. Je ne pouvais pas dire davantage qu'elle venait de l'intérieur de moi. Réellement, intérieur, extérieur étaient devenus des mots insuffisants. Et quand, plus tard, au cours de mes études, j'entendis parler de la différence entre les faits objectifs et les faits subjectifs, je ne fus pas satisfait: je vis trop bien qu'on fondait cette différence sur une idée très fausse de la perception.

Nous voilà loin de la “nuit” dont parle l'opinion commune. Dans la tête d'un aveugle, ce qu'il y a, c'est encore la lumière. Faut-il dire dans sa tête? Faut-il dire dans son coeur?

Ou bien encore: dans les yeux? Quelle importance? Quelle importance, puisque cette lumière n'est ni intérieure, ni extérieure, mais qu'elle embrasse l'existence entière, efface les divisions que l'habitude nous a imposées. La lumière est là: c'est la seule certitude.

Je songe moi-même à l'objection que l'on peut me faire: “Votre expérience n'est-elle pas illusoire? Car enfin vous avez vu. Vous avez connu les couleurs et les formes. Vous pouvez les nommer. Qu'en est-il pour un aveugle-né?”.

Je l'accorde: l'objection est sérieuse. Ou plutôt elle le serait, si nous ne possédions pas le témoignage des aveugles-nés qui furent guéris. Tout déclarent, c'est certain, que la lumière, telle qu'elle se présente aux yeux, est pour eux une surprise, une découverte. Mais ils reconnaissent en même temps qu'ils portaient avant les yeux un équivalent en eux-mêmes de cette lumière.

Ainsi tout est clair dans la cécité, et la clarté qu'on y perçoit est chargée, de plus, d'un grand enseignement.

J'ai été frappé, dès mon enfance, par un phénomène d'une netteté remarquable: cette lumière que je percevais variait selon mon état intérieur.

Selon l'état de mon corps, cela est vrai: fatigue, repos, tension, détente. Mais très peu. Les véritables variations dépendaient de mon état psychique. Si j'étais triste, si j'avais peur, toutes les teintes devenaient sombres, et toutes les formes vagues. Si j'étais joyeux au contraire, attentif, toutes les images s'éclairaient. La rancune, le scrupule noircissaient tout. Une intention généreuse, une décision courageuse jetaient un immense coup de projecteur. Peu à peu, je compris qu'aimer c'était voir, et que haïr, c'était cela la cécité, la nuit.

De la sorte, j'appris que la morale (non pas la morale sociale, mais la morale spirituelle) n'était pas un ensemble de règlements abstraits, mais un ordre consistant, un ordre de faits, comme une économie de la lumière.

Même aventure en ce qui concerne l'espace. J'avais appris, en devenant aveugle, qu'il existait un espace intérieur. Et cet espace, à son tour, changeait de proportions selon mes états psychiques. La tristesse, la haine ou la peur n'assombrissaient pas seulement mon univers, mais elle le rapetissaient. Alors, le nombre des objets que j'étais capable d'embrasser en moi, d'embrasser du regard, diminuait. Positivement, je me heurtais partout. A l'intérieur, êtres et choses devenaient obstacles. A l'extérieur, je n'évitais plus les portes et les meubles. J'étais puni très bien et très vite.

Inversement, le courage, l'attention, la joie avaient pour conséquence immédiate un éclatement de l'espace. Il y avait en moi aussitôt: foule d'objets, foule d'images, foule d'êtres. J'étais là en face d'un très grand paysage. Et je savais que ce paysage pouvait s'étendre indéfiniment, qu'il suffisait pour cela que ma joie grandît. Dans le même temps, je devenais habile, habile physiquement: je me dirigeais, je manipulais.

Bref, il y avait deux mouvements. Ou bien refuser le monde, et c'était l'obscurité, c'étaient les chocs, ou bien l'accepter: c'étaient la lumière et la force.

Je ne pensais pas qu'il y avait grande nouveauté de ce que je raconte ici, si ce n'est pourtant dans le caractère expérimental, concret, sensoriel de ces faits. La découverte que permet la cécité, c'est bien celle de l'existence positive de la vie intérieure.

De nombreuses rencontres avec des aveugles, de nombreuses questions posées m'ont appris qu'il en était ainsi pour tous. Et pourtant la plupart ne le disent pas.

Pour pouvoir le dire, il faut sans doute un certain bagage technique: il faut connaître un langage particulier, celui de la vie psychologique, et avoir pratiqué un certain mode d'analyse. Mais cela n'est pas grave, et beaucoup d'aveugles détiennent ces possibilités.

Nous savons tous combien nos expériences, et particulièrement nos expériences intérieures, sont déterminées par le langage. Or le langage est, avant tout, un instrument collectif. Il faudrait même dire: le langage est l'instrument de la majorité.

Les mots dont se servent les aveugles, ce sont les mots des voyants: ils les leur ont tous empruntés. Et les voyants supportent mal que les aveugles fassent de leurs mots de voyants un usage positif. Il y a, de plus, intolérance.

Un aveugle, c'est un invalide, c'est un informe, c'est-à-dire un homme séparé, diminué. On lui donne compassion, voire assistance. Mais, presque dans tous les cas, on préfère l'entendre se plaindre, protester, accuser sa différence que décrire, dans la sécurité, le monde qu'il porte en lui.

Les aveugles éprouvent, parfois douloureusement, ce doute qu'on fait peser sur leur expérience intime, cette incrédulité. Alors, ou bien ils se retranchent du monde, vivent en communauté d'habitudes particulières et élargissent ainsi le fossé entre le monde des autres et le leur. Ou bien tous les efforts consistent à faire oublier leur cécité. Rarement, bien rarement, ils se présentent comme aveugles, avec le désir d'exercer leur fonction d'aveugles.

Je crois que la cécité possède une fonction propre. Sa fonction est de rappeler que le despotisme de l'un de nos sens, de la vue, est injuste, et de nous rendre prudents envers la perception courante. Plus encore: sa fonction est de rappeler l'origine intérieure de toute connaissance et le merveilleux pouvoir de substitution des formes perceptives et des images.

Cette priorité de l'acte de voir sur la vision proprement dite, sur la vision externe, les aveugles peuvent la connaître de façon directe. Je crois important qu'ils ne la cachent pas. Je crois important surtout que les aveugles et les voyants acceptent de comparer ce qu'ils voient.

Qu'ils se réunissent avant d'avoir porté aucun jugement de valeur, avant d'avoir établi aucune hiérarchie entre le regard intérieur et le regard extérieur. Qu'ils confrontent leurs expériences mutuelles. Qu'ils comptent les richesses respectives de leurs expériences. Et qu'ils acceptent, les uns et les autres, d'en reconnaître les limites.

Je suis persuadé qu'un travail utile peut être fait ainsi. Je suis persuadé que ces limites de notre perception terrestre, qu'il est essentiel de connaître, elles apparaîtront, après un semblable échange, dans une clarté nouvelle.

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16/12/2021 08:30 · david

Souffle sain pour vent toxique (6)

En ce temps où personnellement j'ai du mal à faire jaillir une créativité et où, au contraire, j'arrive à écouter le divisible de moi, j'ai tendance à faire jaillir ce qui existe, ce qui est présent depuis longtemps déjà. Ce sont des lectures saines qui n'ont rien de particulier, et c'est pour cela qu'elles sont saines.

La distance d'étrangeté

Jacqueline Kelen, “L'Esprit de Solitude”

“Mieux vaut être seul que mal accompagné”, disait au XVe siècle Pierre Gringoire. Cette parole devenue proverbiale est loin d'être suivie et le monde moderne, empli de technologies et vide de chaleur humaine, pousse plutôt à rechercher un nid de tendresse ou l'appui d'un groupe. “Tout plutôt que d'être seul”, serait la devise actuelle. C'est le début de la lâcheté, de la compromission. Le principal défaut de toute vie collective tient à la considérable déperdition d'énergie qu'elle induit, avec le gâchis de temps qui s'ensuit. Chaque individu perd en intensité ce qu'il acquiert en sécurité. Et cela vaut pour l'habituelle vie de famille, réconfortante et épuisante.

Pour les personnes qui ont choisi de vivre en couple, il semble indispensable que chacun ait un lieu, des moments rien qu'à lui; une pièce réservée où nul autre ne pénètre; des amis qu'il continue de voir en particulier. Afin d'éviter toute confusion. Le défi que propose toute vie conjugale consiste précisément à vivre à deux, à être deux personnes différentes et distinctes, non pas une seule, non pas deux moitiés. c'est, au fil des jour et en toute occasion, un rappel permanent à l'altérité et ce qui en découle: le respect de la solitude de l'autre. Voilà ce que murmurait Mélusine en instaurant une journée de retrait, d'absence, dans la trame de son mariage heureux. Elle ne se confondrait jamais avec Raymondin, lui échapperait toujours; et lui, le Seigneur de Lusignan, si épris, ne serait jamais l'ombre ni le possesseur de l'étrange femme.

L'éloignement de la journée du samedi où Mélusine demeure en ses appartements rappelle la distance qui résiste entre deux êtres amoureux, entre deux époux, précieuse distance qui permet le mystère et le désir. Du reste, lorsque Raymondin succombe à la jalousie et va épier Mélusine dans sa cachette, il découvre une créature qu'il ne connaissait pas, une femme qu'il n'avait jamais vue, même dans l'intimité amoureuse. Cette incroyable apparition le trouble et l'effare – moins parce que a jeune femme est dotée d'une queue de serpent ou de poisson que par l'image inconnue qu'elle présente. Celle qu'il appelait son épouse, qu'il croyait familière, se révèle insaisissable – robe de sirène qui glisse dans l'eau, vapeur du bain qui voile et brouille la scène… Merveille et stupeur s'emparent du seigneur bien établi sur ses terres: le désir est inquiet, l'amour perturbe et dépayse, là où une vie en commun tend à banaliser, à rassurer. D'où ce léger flottement qui envahit le cerveau et les yeux du mari trop curieux.

La plupart des mariages échouent ou se déchirent en raison de cette insupportable altérité. Il voulaient ne faire qu'un, tout se dire, partager les mêmes goûts, mettre en commun leurs amis; ils croyaient penser la même chose, ils disaient toujours “nous”, ils arrivaient à se ressembler physiquement et ne se quittaient presque jamais. Et puis un jour, au détour d'une phrase, sur un battement de cils, l'autre se révèle tel qu'il a toujours été: vivant, imprévisible, différent. Dans d'autres couples, l'un des deux conjoints a absorbé l'autre et imposé son individualité: la complicité est devenue ligotage, l'intimité s'est confondue avec une permanente intrusion et l'injonction de transparence a scellé la prise de possession.

Lisons une fois encore Rilke: “l'amour ne sera plus le commerce d'un homme et d'une femme, mais celui d'une humanité avec une autre […] Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement: deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s'inclinant l'une devant l'autre.”

Loin de ce que rêvait le poète autrichien, la société actuelle vit sous le régime du semblable et non du différent. Le clonage en est l'aboutissement terrifiant. Dans la vie sentimentale, chacun cherche son “alter ego”, à savoir son reflet, son double, et s'enferme irrémédiablement. Le dialogue, la découverte, l'aventure et l'altruisme ne peuvent exister que s'il y a l'autre, précisément. Comme l'éprouve Rilke, un homme et une femme sont deux planètes entières et distinctes; et ces deux planètes peuvent s'entendre et se rejoindre dans la mesure où elles se reconnaissent tout à fait différentes. La personne que j'aime ne sera jamais un “alter ego”, un “autre moi-même”: ou elle est un “alter”, ou elle est un “ego”.

Les mythes d'Occident sont sur ce point très clairs, même si la plupart concernent l'amour plus que la vie de couple.

[suivent ici l'évocation des histoires de Philémon et Baucis d'Ovide et de l'intrusion de la femme dans le “Banquet” de Platon.]

En suivant les enseignements donnés par ces mythes, on pourra éviter dans le domaine amoureux les habituelles récriminations (“tu ne me rends pas heureuse”, “donne-moi des raisons de vivre”), les chantages ridicules ou odieux (“je n'existe pas sans elle”, “si tu pars, je me tue”) ainsi que les suspicions auxquelles Raymondin a hélas succombé: si elle veut être seule, c'est qu'elle ne m'aime plus, ou qu'elle m'aime moins; si elle recherche la solitude, c'est qu'elle en aime un autres… La relation d'amitié qui respecte la distance et fête l'altérité ne connaît pas ces griefs. Faite de partage et aussi de silence, elle ne contraint pas et se maintient malgré l'éloignement. En un mot, ce n'est pas une relation possessive mais un lien, une alliance plutôt, de liberté. Or, pour bon nombre de gens, la solitude paraît incompatible avec l'amour parce qu'ils ont dans la tête des images de couples préfabriqués et d'amants enlacés comme boas.

Aimer quelqu'un, c'est honorer sa solitude et s'en émerveiller.

En fait, il s'agit de choisir entre devenir un et demeurer unique. Entre l'union (amoureuse, conjugale) et la singularité (forcément solitaire).

L'amour que je ressens pour un être ne met pas fin à ma solitude mais il l'enrichit, l'enchante et la fait rayonner. L'élu, l'être aimé serait paradoxalement celui avec qui j'ai envie d'être seule.

13/12/2021 09:05 · david

Souffle Sain pour vent toxique (5)

En ce temps où personnellement j'ai du mal à faire jaillir une créativité et où, au contraire, je n'arrive qu'à écouter le divisible de moi, j'ai tendance à faire jaillir ce qui existe, ce qui est présent depuis longtemps déjà. Ce sont des lectures saines qui n'ont rien de particulier, et c'est pour cela qu'elles sont saines.

La méthode de prière orthodoxe par Jean-Yves Leloup

La méthode de prière orthodoxe
Selon l’enseignement du Père Séraphin du Mont Athos

«
Lorsque M. X…, jeune philosophe français, arriva au Mont Athos, il avait déjà lu un certain nombre de livres sur la spiritualité orthodoxe, particulièrement “La petite philocalie de la prière du Cœur“ et “Les récits d’un pèlerin russe”. Il avait été séduit sans être vraiment convaincu. Une liturgie, rue Daru à Paris, lui avait inspiré le désir de passer quelques jours au Mont Athos, à l’occasion de vacances en Grèce, pour en savoir un peu plus sur la prière et la méthode d’oraison des hésychastes. Ces silencieux en quête d’ “hésychia”, c’est-a-dire de paix intérieure.

Raconter dans le détail comment il en vint à rencontrer le Père Séraphin qui vivait dans un ermitage proche de Saint-Panteleimon (le Roussikon comme l’appellent les Grecs) serait trop long. Disons seulement que le jeune philosophe était un peu las. Il ne trouvait pas les moines “à la hauteur” de ses livres. Disons aussi que s’il avait lu plusieurs livres sur la méditation et la prière, il n’avait pas encore vraiment prié ni pratiqué une forme de méditation particulière ; et ce qu’il demandait au fond, ce n’était pas un discours de plus sur la prière ou la méditation, mais une “initiation” qui lui permettrait de les vivre et de les connaître du dedans, par expérience et non par “ouï-dire ».

Le Père Séraphin avait une réputation ambiguë auprès des moines de son entourage. Certains l’accusaient de léviter, d’autres d’aboyer, certains le considéraient comme un paysan ignare, d’autres comme un véritable staretz inspiré du Saint-Esprit et capable de donner de profonds conseils ainsi que de lire dans les cœurs. Lorsqu’on arrivait à la porte de son ermitage, le Père Séraphin avait l’habitude de vous observer de la façon la plus indécente : de la tête aux pieds pendant cinq longues minutes, sans vous adresser le moindre mot. Ceux que ce genre d’examen ne faisait pas fuir pouvaient alors entendre le diagnostic cinglant du moine :

Vous, Il n’est pas descendu en dessous du menton.
Vous, n’en parlons pas. Il n’est même pas entré.
Vous, ce n’est pas possible, quelle merveille. Il est descendu jusqu’à vos genoux.

C’est du Saint-Esprit bien sur qu’il parlait et de sa descente plus ou moins profonde dans l’homme. Quelquefois dans la tête mais pas toujours dans le cœur ou dans les entrailles, il jugeait ainsi la sainteté de quelqu’un d’après son degré d’incarnation de l’Esprit. L’homme parfait, l’homme transfiguré, pour lui c’était celui qui était habite tout entier par la Présence de l’Esprit-Saint de la tête aux pieds, “Cela je ne l’ai vu qu’une fois chez le staretz Silouane, lui disait-il, c’était vraiment un homme de Dieu, plein d’humilité et de majesté.”

Le jeune philosophe n’en était pas encore là, le Saint-Esprit s’était arrêté ou plutôt n’avait trouvé de passage en lui que “jusqu’au menton”. Lorsqu’il demanda au père Séraphin de lui parler de la prière du cœur et de l’oraison pure selon Evagre le Pontique. Le père Séraphin commença à aboyer. Cela ne découragea pas le jeune homme. Il insista … alors le Père Séraphin lui dit : “Avant de parler de prière du cœur, apprend d’abord à méditer comme la montagne …” et il lui montra un énorme rocher. “Demande-lui comment il fait pour prier. Puis reviens me voir.”

Méditer comme une montagne

Ainsi commençait pour le jeune philosophe une véritable initiation à la méthode d’oraison hésychaste. La première indication qui lui était donnée concernait la stabilité. L’enracinement d’une bonne assise.

En effet, le premier conseil que l’on peut donner à celui qui veut méditer n’est pas d’ordre spirituel mais physique : assieds-toi.

S’asseoir comme une montagne cela veut dire aussi prendre du poids : être lourd de présence. Les premiers jours le jeune homme avait beaucoup de mal à rester ainsi immobile, les jambes croisées, le bassin légèrement plus haut que les genoux (c’est dans cette posture qu’il avait trouve le plus de stabilité). Un matin il sentit réellement ce que voulait dire méditer comme une montagne. Il était là de tout son poids, immobile. Il ne faisait qu’un avec elle, silencieux sous le soleil. Sa notion du temps avait complètement changé. Les montagnes ont un autre temps, un autre rythme. Être assis comme une montagne c’est avoir l’éternité devant soi, c’est l’attitude juste pour celui qui veut entrer dans la méditation : savoir qu’il a l’éternité derrière, dedans et devant soi. Avant de bâtir une église il fallait être pierre et sur cette pierre (cette solidité imperturbable du roc) Dieu pouvait bien bâtir son Église et faire du corps de l’homme son temple. C’est ainsi qu’il comprenait le sens de la parole Évangélique : “Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. »

Il resta ainsi plusieurs semaines. Le plus dur était pour lui de passer ainsi des heures “à ne rien faire“. Il fallait réapprendra à être, à être tout simplement – sans but ni motif. Méditer comme une montagne c’était la méditation même de l’Être, “du simple fait d’Être”, avant toute pensée, tout plaisir et toute douleur.

Le Père Séraphin lui rendait visite chaque jour, partageant avec lui ses tomates et quelques olives. Malgré ce régime des plus frugal, le jeune homme semblait avoir pris du poids. Sa démarche était plus tranquille. La montagne semblait lui être entrée dans la peau. Il savait prendre du temps, accueillir les saisons, se tenir silencieux et tranquille comme une terre parfois dure et aride, mais aussi parfois comme un flanc de colline qui attend sa moisson.

Méditer comme une montagne avait également modifié le rythme de ses pensées. Il avait appris à “voir” sans juger, comme s’il donnait à tout ce qui pousse sur la montagne “le droit d’exister”.

Un jour, des pèlerins le prenant pour un moine, impressionnés par sa qualité de présence, lui demandèrent une bénédiction. Il ne répondit rien, imperturbable comme la pierre. Ayant appris cela, le soir même le père Séraphin commença à le rouer de coups … Le jeune homme se mit alors à gémir. “Ah bon, je te croyais devenu aussi stupide que les cailloux du chemin … La méditation hésychaste a l’enracinement, la stabilité des montagnes, mais son but n’est pas de faire de toi une souche morte mais un homme vivant.” Il prit le jeune homme par le bras et le conduisit dans le fond du jardin où parmi les herbes sauvages on pouvait voir quelques fleurs. “Maintenant, il ne s’agit plus de méditer comme une montagne stérile. Apprends à méditer comme un coquelicot, mais n’oublie pas pour autant la montagne …”

Méditer comme un coquelicot

C’est ainsi que le jeune homme apprit à fleurir …

La méditation c’est d’abord une assise et c’était ce que lui avait enseigné la montagne. La méditation c’est aussi une “orientation” et c’est ce que lui enseignait maintenant le coquelicot : se tourner vers le soleil, se tourner du plus profond de soi-même vers la lumière. En faire l’aspiration de tout son sang, de toute sa sève.

Cette orientation vers le beau, vers la lumière le faisait quelquefois rougir comme un coquelicot. Comme si “la belle lumière » était celle d’un regard qui lui souriait et attendait de lui quelque parfum … Il apprit également auprès du coquelicot que pour bien demeurer dans son orientation, la fleur devait avoir “la tige droite” et il commença à redresser sa colonne vertébrale.

Cela lui posait quelques difficultés, parce qu’il avait lu dans certains textes de la philocalie que le moine devait être légèrement courbé. Quelquefois même avec douleur. Le regard tourné vers le cœur et les entrailles.

Il demande quelques explications au Père Séraphin. Les yeux du staretz le regardèrent avec malice : “Ça, c’était pour les costauds d’autrefois. Ils étaient pleins d’énergie, et il fallait un peu les rappeler à l’humilité de leur condition humaine, qu’ils se courbent un peu le temps de la méditation cela ne leur faisait pas de mal … Mais toi, tu as plutôt besoin d’énergie, alors au moment de la méditation redresse-toi, sois vigilant, tiens-toi droit vers la lumière, mais sois sans orgueil … d’ailleurs si tu observes bien le coquelicot, il t’enseignera non seulement la droiture de la tige, mais aussi une certaine souplesse sous les inspirations du vent et puis aussi une grande humilité …“

En effet, l’enseignement du coquelicot était aussi dans sa fugacité, sa fragilité. Il fallait apprendre à fleurir, mais aussi à faner. Le jeune homme comprenait mieux les paroles du prophète : “Toute chair est comme l’herbe et sa délicatesse est celle de la fleur des champs. L’herbe sèche, la fleur se fane … Les nations sont comme une goutte de rosée au bord d’un seau … Les juges de la terre à peine sont-ils plantés, à peine leur tige a-t-elle pris racine en terre … alors ils se dessèchent et la tempête les emporte comme un fétu.” (cf. Isaïe 40.)

La montagne lui avait donné le sens de l’Éternité, le coquelicot lui enseignait la fragilité du temps : méditer c’est connaître l’Éternel dans la fugacité de l’instant, un instant droit, bien orienté. C’est fleurir le temps qu’il nous est donné de fleurir, aimer le temps qu’il nous est donné d’aimer, gratuitement, sans pourquoi, car pour qui ? Pour quoi fleurissent-ils, les coquelicots ?

Il apprenait ainsi à méditer “sans but ni profit”, pour le plaisir d’être, et d’aimer la lumière. “L’amour est à lui-même sa propre récompense“, disait saint Bernard. “La rose fleurit parce qu’elle fleurit sans pourquoi”, disait encore Angélus Silésius. “C’est la montagne qui fleurit dans le coquelicot, pensait le jeune homme. C’est tout l’univers qui médite en moi. Puisse-t-il rougir de joie l’instant que dure ma vie.” Cette pensée était sans doute de trop. Le Père Séraphin commença à secouer notre philosophe et de nouveau le prit par le bras.

Il l’entraîna par un chemin abrupt jusqu’au bord de la mer, dans une petite crique déserte. “Arrête de ruminer comme une vache le bon sens des coquelicots … Aies aussi le cœur marin. Apprends à méditer comme l’océan.”

Méditer comme l’océan

Le jeune homme s’approcha de la mer. Il avait acquis une bonne assise et une orientation droite. Il était en bonne posture. Que lui manquait-il ? Que pouvait lui enseigner le clapotis des vagues ? Le vent se leva. Le flux et le reflux de la mer se firent plus profond et cela réveilla en lui le souvenir de l’océan. Le vieux moine lui avait bien conseillé en effet de méditer “comme l’océan” et non comme la mer. Comment avait-il deviné que le jeune homme avait passé de longues heures au bord de l’Atlantique, la nuit surtout, et qu’il connaissait déjà l’art d’accorder son souffle à la grande respiration des vagues, j’inspire, j’expire …, puis, je suis inspiré, je suis expiré, je me laisse porter par le souffle, comme on se laisse porter par les vagues … Ainsi faisait-il la planche, emporté par le rythme des respirations océanes. Cela l’avait conduit parfois au bord d’évanouissements étranges. Mais la goutte d’eau qui autrefois “s’évanouissait dans la mer” gardait aujourd’hui sa forme, sa conscience. Était-ce l’effet de sa posture ? De son enracinement dans la terre ? Il n’était plus emporté par le rythme approfondi de sa respiration. La goutte d’eau gardait son identité et pourtant elle savait “être un” avec l’océan. C’est ainsi que le jeune homme apprit que méditer c’est respirer profondément, laisser être le flux et le reflux du souffle.

Il apprit également que s’il y avait des vagues en surface, le fond de l’océan demeurait tranquille. Les pensées vont et viennent, nous écument, mais le fond de l’être reste immobile. Méditer à partir des vagues que nous sommes pour perdre pied et prendre racine dans le fond de l’océan. Tout cela devenait chaque jour un peu plus vivant en lui, et il se rappelait les paroles d’un poète qui l’avaient marqué au temps de son adolescence : “L’Existence est une mer sans cesse pleine de vagues. De cette mer les gens ordinaires ne perçoivent que les vagues. Vois comme des profondeurs de la mer d’innombrables vagues apparaissent à la surface, tandis que la mer reste cachée dans les vagues.” Aujourd’hui la mer lui semblait moins “cachée dans les vagues”, l’unicité de toutes choses lui semblait plus évidente, et cela n’abolissait pas le multiple. Il avait moins besoin d’opposer le fond et la forme, le visible et l’invisible. Tout cela constituait l’océan unique de la vie. Dans le fond de son souffle n’y avait-il pas la Ruah ? Le pneuma ? Le grand souffle de Dieu ?

“Celui qui écoute attentivement sa respiration, lui dit alors le vieux moine Séraphin, n’est pas loin de Dieu.”

“Écoute qui est là à la fin de ton expir. Qui est là à la source de ton inspir.“ Il y avait là en effet quelques secondes de silence plus profondes que le flux et le reflux des vagues, il y avait la quelque chose qui semblait porter l’océan …

Méditer comme un oiseau

Être dans une bonne assise, être orienté droit dans la lumière, respirer comme un océan, ce n’est pas encore la méditation hésychaste, lui dit le Père Séraphin, tu dois apprendre maintenant a méditer comme un oiseau, et il le mena dans une petite cellule proche de son ermitage ou vivaient deux tourterelles. Le roucoulement de ces deux petites bêtes lui parut d’abord charmant mais ne tarda pas à énerver le jeune philosophe. Elles choisissaient en effet le moment où il tombait de sommeil pour se roucouler les mots les plus tendres. Il demanda au vieux moine ce que signifiait tout cela et si cette comédie allait durer encore longtemps. La montagne, l’océan, le coquelicot passe encore (quoiqu’on puisse se demander ce qu’il y a de chrétien dans tout cela), mais maintenant lui proposer cette volaille languissante comme maître de méditation c’en était trop !

Le Père Séraphin lui expliqua que dans le premier testament la méditation est exprimée par des termes de la racine “haga” rendus le plus souvent en grec par mélété – meletan – et en latin par méditari – méditatio. La racine en son sens primitif signifie “murmurer à mi-voix’’. Elle est également employée pour désigner des cris d’animaux, par exemple le rugissement du lion (Isaïe 31, 4), le pépiement de l’hirondelle et le chant de la colombe (Isaïe 38, 14), mais aussi le grognement de l’ours. “Au mont Athos on manque d’ours. C’est pour cela que je t’ai conduit auprès de la tourterelle, mais l’enseignement est le même. Il faut méditer avec ta gorge, non seulement pour accueillir le souffle mais aussi pour murmurer le nom de Dieu jour et nuit …”

Quand tu es heureux, presque sans t’en rendre compte tu chantonnes, tu murmures quelquefois des mots sans signification, et ce murmure fait vibrer tout ton corps de joie simple et sereine.

Méditer c’est murmurer comme la tourterelle, laisser monter en soi ce chant qui vient du cœur, comme tu as appris à laisser monter en toi le parfum qui vient de la fleur… Méditer c’est respirer en chantant. Sans trop t’attarder à sa signification pour le moment, je te propose de répéter, de murmurer, de chantonner ce qui est dans le cœur de tous les moines de l’Athos. “Kyrie eleison, kyrie eleison …” Cela ne plaisait pas trop au jeune philosophe. Lors de certaines messes de mariage ou d’enterrement il avait déjà entendu cela, on traduisait en français par “Seigneur prend pitié ».

Le moine Séraphin se mit à sourire : “Oui, c’est une des significations de cette invocation, mais il y en a bien d’autres. Cela veut dire aussi “Seigneur, envoie ton Esprit … ! Que ta tendresse soit sur moi et sur tous, que ton Nom soit béni, etc.”, mais ne cherche pas trop à te saisir du sens de cette invocation, elle se révélera d’elle-même à toi. Pour le moment sois sensible et attentif à la vibration qu’elle éveille dans ton corps et dans ton cœur. Essaie de l’harmoniser paisiblement avec le rythme de ta respiration. Quand des pensées te tourmentent reviens doucement à cette invocation, respire plus profondément, tiens toi droit et immobile et tu connaîtras un commencement d’hésychia, la paix que Dieu donne sans compter à ceux qui l’aiment. ” Le “Kyrie eleison” lui devint au bout de quelques jours un peu plus familier. Il l’accompagnait comme le bourdonnement accompagne l’abeille lorsqu’elle fait son miel. Il ne le répétait pas toujours avec les lèvres. Le bourdonnement devenait alors plus intérieur et sa vibration plus profonde.

Le “Kyrie eleison”, dont il avait renoncé à “penser” le sens , le conduisait parfois dans un silence inconnu et il se retrouvait dans l’attitude de l’apôtre Thomas lorsque celui-ci découvrit le Christ ressuscité “Kyrie eleison”, Mon Seigneur est mon Dieu.

L’invocation le plongeait peu a peu dans un climat d’intense respect pour tout ce qui existe. Mais aussi d’adoration pour ce qui se tient caché à la racine de toutes les existences. Le Père Séraphin lui dit alors : “Maintenant tu n’es pas loin de méditer comme un homme. Je dois t’enseigner la méditation d’Abraham.”

Méditer comme Abraham

Jusqu’ici l’enseignement du staretz était d’ordre naturel et thérapeutique. Les anciens moines, selon le témoignage de Philon d’Alexandrie, étaient en effet des “thérapeutes”. Leur rôle avant de conduire à l’illumination était de guérir la nature de l’être, de la mettre dans les meilleures conditions pour qu’elle puisse recevoir la grâce, la grâce ne contredisant pas la nature mais la restaurant et l’accomplissant. C’est ce que faisait le vieillard avec le jeune philosophe en lui enseignant une méthode de méditation que certains pourraient appeler “purement naturelle“. La montagne, le coquelicot, l’océan, l’oiseau, autant d’éléments de la nature qui rappellent à l’homme qu’il doit avant d’aller plus loin, récapituler les différents niveaux de l’être, ou encore les différents règnes qui composent le macrocosme. Le règne minéral, le règne végétal, le règne animal… Souvent l’homme a perdu le contact avec le cosmos, avec le rocher, avec les animaux et cela n’est pas sans provoquer en lui toutes sortes de malaises, de maladies, d’insécurité, d’anxiété. Il se sent “de trop”, étranger au monde. Méditer c’était d’abord entrer dans la méditation et la louange de l’univers car “toutes ces choses savent prier avant nous“, disent les pères. L’homme est le lieu ou la prière du monde prend conscience d’elle-même. L’homme est là pour nommer ce que balbutient toutes créatures. Avec la méditation d’Abraham, nous entrons dans une nouvelle et plus haute conscience qu’on appelle la foi, c’est-a-dire l’adhésion de l’intelligence et du cœur à ce “Tu” ou à ce “Toi” qui est, qui transparaît dans le tutoiement multiple de tous les êtres. Telle est l’expérience et la méditation d’Abraham : derrière le frémissement des étoiles il y a plus que les étoiles, une présence difficile à nommer, que rien ne peut nommer et qui a pourtant tous les noms …

C’est quelque chose de plus que l’univers et qui pourtant ne peut pas être saisi en dehors de l’univers. La différence qu’il y a entre Dieu et la Nature, c’est la différence qu’il y a entre le bleu du ciel et le bleu d’un regard … Abraham, au-delà de tous les bleus, était en quête de ce regard …

Après avoir appris l’assise, l’enracinement, l’orientation positive vers la lumière, la respiration paisible des océans, le chant intérieur, le jeune homme était ainsi invité à un éveil du cœur. “Voici tout à coup que vous êtes quelqu’un.” Le propre du cœur c’est, en effet, de personnaliser toute chose et, dans ce cas, de personnaliser l’Absolu, la Source de tout ce qui est et respire, la nommer, l’appeler “Mon Dieu, Mon Créateur” et marcher en Sa Présence. Méditer pour Abraham c’est entretenir sous les apparences les plus variées le contact avec cette Présence. Cette forme de méditation entre dans les détails concrets de la vie quotidienne. L’épisode du chêne de Mambré nous montre Abraham “assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour”, et là, il va accueillir trois étrangers qui vont se révéler être des envoyés de Dieu. Méditer comme Abraham, disait le père Séraphin “c’est pratiquer l’hospitalité, le verre d’eau que tu donnes à celui qui a soif, ne t’éloigne pas du silence, il te rapproche de la source”. “Méditer comme Abraham, tu le comprends, n’éveille pas seulement en toi de la paix et de la lumière, mais aussi de l’Amour pour tous les hommes.” Et le père Séraphin lut au jeune homme le fameux passage du livre de la Genèse ou il est question de l’intercession d’Abraham :

“Abraham se tenait devant “YHWH celui qui est – qui était – qui sera”. Il s’approcha et dit : “Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le pêcheur ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville, vas-tu vraiment les supprimer et ne pardonneras-tu pas à la cite pour les cinquante justes qui sont dans son sein ? …”

Abraham, petit à petit, dut réduire le nombre des justes pour que ne soit pas détruite Sodome.

“Que mon Seigneur ne s’irrite pas et je parlerai une dernière fois : peut-être s’en trouvera-t-il dix ? …” (cf. Genèse 18, 16). Méditer comme Abraham c’est intercéder pour la vie des hommes, ne rien ignorer de leur pourriture et pourtant “ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu.”

Ce genre de méditation délivre le cœur de tout jugement et de toute condamnation, en tout temps et en tout lieu, quelles que soient les horreurs qui lui soient données de contempler il appelle le pardon et la bénédiction.

Méditer comme Abraham cela conduit encore plus loin. Le mot avait du mal a sortir de la gorge du Père Séraphin, comme s’il avait voulu épargner au jeune homme une expérience par laquelle il avait du lui-même passer et qui réveillait dans sa mémoire un subtil tremblement : cela peut aller jusqu’au Sacrifice… Et il lui cita le passage de la Genèse ou Abraham se montre prêt à sacrifier son propre fils Isaac. “Tout est à Dieu, continua en murmurant le Père Séraphin. Tout est de lui, par lui et pour lui” ; méditer comme Abraham te conduit à cette totale dépossession de toi-même et de ce que tu as de plus cher … cherche ce à quoi tu tiens le plus, ce avec quoi tu identifies ton moi … pour Abraham c’était son fils, son unique, si tu es capable de ce don, de cet abandon total, de cette infinie confiance en celui qui transcende toute raison et tout bon sens, tout te sera rendu au centuple : “Dieu pourvoira.” Méditer comme Abraham c’est n’avoir dans le cœur et la conscience “rien d’autre que Lui“. Quand il monta au sommet de la montagne, Abraham ne pensait qu’à son fils. Quand il redescendit il ne pensait qu’à Dieu.

Passer par le sommet du sacrifice, c’est découvrir que rien n’appartient au “moi”. Tout appartient à Dieu. C’est la mort de l’ego et la découverte du “Soi”. Méditer comme Abraham c’est adhérer par la foi à celui qui transcende l’Univers, c’est pratiquer l’hospitalité, intercéder pour le salut de tous les hommes. C’est s’oublier soi-même et rompre ses attaches les plus légitimes pour se découvrir soi-même, nos proches et tout l’Univers, habité de l’infini présence de “Celui-là seul qui Est”.

Méditer comme Jésus

Le Père Séraphin se montrait de plus en plus discret. Il sentait les progrès que faisait le jeune homme dans sa méditation et sa prière. Plusieurs fois il l’avait surpris, le visage baigné de larmes, méditant comme Abraham et intercédant pour les hommes. “Mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pêcheurs … ?” C’est le jeune homme qui un jour vint vers lui et lui demanda : “Père, pourquoi ne me parlez-vous jamais de Jésus ? Quelle était sa prière à lui, sa forme de méditation ? Dans la liturgie, dans les sermons on ne parle que de lui. Dans la prière du cœur, telle qu’on en parle dans la philocalie, c’est bien son nom qu’il faut invoquer. Pourquoi ne me dites-vous rien ?”

Le Père Séraphin eut l’air troublé. Comme si le jeune homme lui demandait quelque chose d’indécent, comme s’il lui fallait révéler son propre secret. Plus grande est la révélation que l’on a reçue, plus grande doit être l’humilité pour la transmettre. Sans doute ne se sentait-il pas assez humble : “Cela, ce n’est que l’Esprit-Saint qui peut te l’enseigner. Nul ne sait qui est le fils, si ce n’est le père, ou qui est le père si ce n’est le fils et celui a qui le fils veut bien le révéler” (Luc 10, 22). Il faut que tu deviennes fils pour prier comme le fils et entretenir avec Celui qu’il appelle son père et notre Père les mêmes relations d’intimité que lui, et cela c’est l’œuvre de l’Esprit-Saint, il te rappellera tout ce que Jésus a dit. L’Évangile deviendra vivant en toi et il t’apprendra à prier comme il faut.

Le jeune homme insista. Dites-moi encore quelque chose. Le vieillard lui sourit. “Maintenant, dit-il, je ferai mieux d’aboyer. Mais tu prendrais encore cela pour un signe de sainteté. Mieux vaut te dire les choses simplement.

Méditer comme Jésus, cela récapitule toutes les formes de méditation que je t’ai transmises jusqu’à maintenant. Jésus est l’homme cosmique. Il savait méditer comme la montagne, comme le coquelicot, comme l’océan, comme la colombe. Il savait méditer aussi comme Abraham. Le cœur sans limites, aimant jusqu’à ses ennemis, ses bourreaux : “Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.” Pratiquant l’hospitalité à l’égard de ceux qu’on appelait les malades et les pécheurs, des paralyses, des prostituées, des collabos… La nuit il se retirait pour prier dans le secret et là, il murmurait comme un enfant “abba”, ce qui veut dire “ papa“. Cela peut te sembler tellement dérisoire, appeler “papa” le Dieu transcendant, infini, innommable, au-delà de tout ! C’est presque ridicule et pourtant c’était la prière de Jésus, et dans ce simple mot tout était dit. Le ciel et la terre devenaient terriblement proches. Dieu et l’homme ne faisaient qu’un … Peut-être faut-il avoir été appelé “papa” dans la nuit pour comprendre cela … Mais aujourd’hui ces relations intimes d’un père et d’une mère avec leur enfant ne veulent peut-être plus rien dire. Peut-être que c’est une mauvaise image ? …

C’est pour cela que je préférais ne rien te dire, ne pas employer d’image et attendre que l’Esprit-Saint mette en toi les sentiments et la connaissance qui étaient dans le Christ Jésus et que cet “abba” ne vienne pas du bout des lèvres mais du fond du cœur. Ce jour-là tu commenceras à comprendre ce que sont la prière et la méditation des hésychastes. ”

Maintenant, va !

Le jeune homme resta encore quelques mois au Mont Athos. La prière de Jésus l’entraînait dans des abîmes, parfois au bord d’une certaine “folie” : “Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi”, pouvait-il dire avec saint Paul. Délire d’humilité, d’intercession, de désir “que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité”. Il devenait Amour, il devenait feu. Le buisson ardent n’était plus pour lui une métaphore mais réalité : “Il brûlait et pourtant il n’était pas consumé.” D’étranges phénomènes de lumière visitaient son corps. Certains disaient l’avoir vu marcher sur l’eau ou se tenir assis immobile à trente centimètres du sol …

Cette fois le Père Séraphin se mit à aboyer. “Ça suffit ! Maintenant, va !” et il lui demanda de quitter l’Athos, de rentrer chez lui et là il verrait bien ce qui reste de ses belles méditations hésychastes ! …

Le jeune homme partit. Il revint en France. On le jugea plutôt amaigri et on ne trouva rien de très spirituel dans sa barbe plutôt sale et son air négligé … Mais la vie de la ville ne lui fit pas oublier l’enseignement de son staretz !

Quand il se sentait trop agité, n’ayant jamais le temps, il allait s’asseoir comme une montagne à la terrasse du café. Quand il sentait en lui l’orgueil, la vanité, il se souvenait du coquelicot, “toute fleur se fane”, et de nouveau son cœur se tournait vers la lumière qui ne passe pas. Quand la tristesse, la colère, le dégoût envahissaient son âme, il respirait au large, comme un océan, il reprenait haleine dans le souffle de Dieu, il invoquait son Nom et murmurait “Kyrie eleison“. Quand il voyait la souffrance des hommes, leur méchanceté et son impuissance à changer quelque chose, il se souvenait de la méditation d’Abraham. Quand on le calomniait, qu’on disait sur lui toutes sortes de choses infâmes, il était heureux de méditer ainsi avec le Christ… Extérieurement, il était un homme comme les autres. Il ne cherchait pas à avoir “l’air d’un saint”. Il avait même oublié qu’il pratiquait la méthode d’oraison hésychaste, simplement il essayait d’aimer Dieu instant après instant et de marcher en sa Présence …
»

Jean-Yves Leloup

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12/12/2021 08:13 · david

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